Mokpokpo, un retour du citoyen au cœur de la solidarité ?
Raphaël Boateng
© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2020
Pour citer cette analyse
Raphaël Boateng, « Mokpokpo, un retour du citoyen au cœur de la solidarité ? », Diversités et citoyennetés, n° 55, juillet 2020, p. 12-18.
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Tandis que la coopération au développement est généralement associée à l’action de grandes ONG, ce domaine est également investi par l’engagement de citoyens1 des pays du Nord, auto-organisés au sein de petites structures. Cette forme de solidarité s’inscrit dans une vision globale des migrations et vise à agir en amont de celles-ci, c’est-à-dire sur les causes structurelles qui peuvent en être à l’origine. À travers l’étude du microprojet Mokpokpo, au Togo, la présente analyse a pour objectif de comprendre les motivations de citoyens belges à s’impliquer envers des citoyens du Sud, mais également leurs rapports à la coopération au développement et aux relations Nord-Sud. Cette analyse met aussi en évidence l’importance de cette approche de la solidarité directe, de citoyens à citoyens, comme moteur de la mobilisation, et les enjeux qui y sont liés en termes de rencontres interculturelles.
« En quelques dizaines d’années, certaines ONG sont devenues de véritables superpuissances capables d’influencer la marche du monde, souvent pour le meilleur. Mais elles présentent les défauts qu’elles-mêmes reprochent aux multinationales : opaques, inconséquentes, préoccupées seulement de leur précarré. N’auraient-elles pas, elles aussi, besoin de contre-pouvoirs ? »
B. M. Shaw
Cette affirmation qui n’est pas isolée illustre comment le doute s’installe dans les esprits : le modèle traditionnel du don financier des populations du nord vers celles du sud s’essouffle-t-il ? Ce constat est également pointé dans l’étude 2016 de l’Institut de Recherche, Action et Formation sur les Migrations (IRFAM), « Des citoyens du nord et du sud s’engagent : un projet d’autodéveloppement interculturel au Togo ». Dans ce travail, rédigé par S. Abi et ses collègues, un portrait est dressé de l’initiative « Mokpokpo », mise en œuvre par l’IRFAM, depuis près de 25 ans, dans une douzaine de villages, au centre du pays. Point original : l’étude se lance dans une analyse de l’impact de ces actions non seulement sur les populations africaines, mais surtout sur celles des pays européens, en particulier la Belgique et la Grèce.
Notre propre contribution vise à approfondir et à actualiser cette analyse : dans quelle posture de solidarité sont les habitants du nord et quelles interactions développent-elles avec, d’une part, des organismes de coopération au développement (ONG « classiques », par exemple) et, d’autre part, des initiatives « citoyennes » développées par de petites structures, comme l’IRFAM et ses partenaires ? Notre étude de cas se base sur de nombreux témoignages recueillis durant plusieurs années par et auprès des principaux acteurs du microprojet Mokpokpo2ainsi qu’une enquête personnelle3, réalisée au premier semestre 2020, afin de définir les appréciations et les motivations à participer à cette action de solidarité internationale, essentiellement d’un groupe d’habitants de Liège. La question qui sous-tend cette investigation porte sur la taille et la gouvernance des projets de coopération au développement : dans quelle mesure la proximité acteurs/citoyens peut être un atout dans l’implication des publics et la réussite des actions de solidarité nord/sud ?
La « coopération au développement » : une perception en évolution
Les programmes de coopération au développement tels qu’on les conçoit actuellement prennent leur origine dans la période de la décolonisation, après la Seconde Guerre mondiale. Pour ce qui est du Congo, par exemple, le pays déclare son indépendance vis-à-vis de la Belgique en juillet 1960. L’administration coloniale disparait et la gestion de l’aide au développement est transférée au ministère des Affaires étrangères (Contor, 2017, 7). Selon l’ACODEV, fédération belge des organismes de développement, « à cette époque, on considérait que les sociétés traditionnelles étaient en retard par rapport à la civilisation occidentale et qu’elles devaient franchir une série d’étapes afin d’atteindre le progrès. Le développement était vu comme une modernisation dans tous les domaines (économique, politique, social, administratif et même religieux) ». Cette perspective développementaliste est contemporaine de la « guerre froide » marquée par la concurrence entre le Bloc communiste et les États occidentaux organisés autour d’un marché libéral. L’aide au développement belge était ainsi basée sur une vision libérale de la décolonisation, visant une croissance économique des pays en voie de développement à travers l’adhésion de leurs élites à la « modernité libérale », soit une société mue par la production et la consommation massive de biens et de services (Contor, 2017, 8).
À partir des années 70, la représentation de la « coopération au développement » subit toutefois un lent changement de paradigme qui met de plus en plus l’accent sur la constitution de partenariats. Le développement est de moins en moins considéré comme une « évolution » linéaire partant de sociétés traditionnelles et tendant vers la modernité occidentale libérale.
En Belgique, un des pas marquant de cette transformation sera, en 2015, l’alignement du gouvernement fédéral sur les engagements internationaux (Contor, 2017, 6). En effet, selon le ministre en charge de la coopération au développement de l’époque, A. De Croo, « la coopération est aujourd’hui mise en œuvre différemment que dans le passé […] il ne s’agit pas de “faire à la place de”, mais au contraire d’aider les pays partenaires dans la création et la gestion de leurs projets ».
Si la « coopération au développement » est de plus en plus considérée comme un partenariat avec les pays du sud, afin de les soutenir dans des secteurs comme l’économie, la santé, l’environnement ou encore les droits humains, cette nouvelle relation nord/sud se structure désormais autour de cinq points essentiels (Antonio et Glennie, 2015) :
- respect des objectifs de développement fixés au niveau international4 ou déterminés par le pays partenaire ;
- absence de recherche d’avantages ou de profit ;
- établissement d’une discrimination positive en faveur des pays en développement ;
- absence de hiérarchie entre États partenaires ;
- gestion souveraine par les pays du sud.
Une société civile qui ne porte plus son nom ?
Une multitude d’acteurs peuvent être impliqués dans la coopération au développement et dans l’aide internationale : les Organisations Non Gouvernementales (ONG), mais aussi les acteurs étatiques, voire les acteurs privés. En Belgique, le domaine est régi par la loi relative à la coopération belge au développement du 30 juin 20165. Elle détermine ce que la Belgique entend par « coopération au développement », elle encadre également les acteurs, ainsi que les objectifs poursuivis.
La loi en définit quatre types de coopérations. Le premier est la coopération bilatérale ou gouvernementale6, c’est-à-dire la coopération entre la Belgique et un état partenaire du sud. Le deuxième est la coopération multilatérale ou la coopération internationale7. Elle est généralement organisée par des acteurs supranationaux tels que les Nations Unies. Le troisième type est la coopération non gouvernementale, le domaine des ONG, appelées dans la loi « Organisations de la Société Civile (OSC). Cette appellation a l’avantage d’englober plus de structures que les seules « ONG classiques », comme les syndicats ou les associations créées par des migrants, ainsi que de petites entités formées par des citoyens sensibles au sujet8. Enfin, le dernier type de coopération concerne l’aide humanitaire urgente déployée en temps de crise9.
Si dans l’imaginaire collectif des populations du nord, ce sont les ONG qui incarnent le plus l’aide au développement et l’intervention humanitaire dans les pays du sud, cela n’est pas sans raison. En effet, ces organismes doivent respecter les critères susmentionnés de la coopération au développement, sont visibles dans l’espace public et sont communément subventionnés par les États pour jouer un rôle de soutien dans les pays en développement. En 2018, selon le groupe ONG livre ouvert, ce sont plus de 421 millions d’euros qui leur ont été alloués par la seule Belgique.
Cependant, depuis près de deux décennies, divers sondages montrent une certaine érosion du niveau de confiance des citoyens du nord auprès des grandes ONG de coopération au développement. Ainsi, selon une récente étude du Trust Barometer (2020), réalisée avec la participation de 33 000 citoyens de 28 pays européens, si 58 % des répondants accordent leur confiance aux ONG (chiffre en léger tassement sur la vingtaine d’années que le baromètre existe), cette confiance est essentiellement due à la perception d’honnêteté (actions justes et éthiques) de ces structures. En revanche, l’opinion publique considère les ONG comme très peu compétentes (efficacité face aux objectifs annoncés), à l’inverse des entreprises perçues, elles, comme « efficaces », mais « malhonnêtes ». Par ailleurs, d’après l’étude belge Noir Jaune Blues (2016), si la moitié des Belges estiment les ONG dignes de confiance, cette valeur était de 80 % lors d’une première enquête similaire réalisée en 1997…
Il faut approcher ces observations avec prudence dans la mesure où selon ces diverses enquêtes, les citoyens européens ont plus confiance dans les ONG que dans leurs gouvernements respectifs, même si leur score s’use lentement (ou au mieux, stagne) depuis des années. Par ailleurs, la défiance n’est pas généralisée et porte globalement sur des questions d’efficacité plutôt que sur une lecture morale de l’agir des ONG. Toutefois, certaines analyses (2019) pointent trois arguments principaux pouvant expliquer cette relative méfiance à l’égard des grands organismes de coopération au développement dans le monde occidental : (1) le doute sur la destination des dons ; (2) les détournements possibles (notamment à des fins politiques) ; et enfin (3) le manque de transparence des ONG. La prise de distance de certains citoyens par rapport aux ONG est également attisée par des scandales comme celui impliquant OXFAM Grande-Bretagne. La diffusion en 2017 par la presse britannique d’une information sur les abus sexuels commis par les membres de l’organisme, en 2011, envers des victimes du tremblement de terre survenu en Haïti a abouti, pour l’organisation concernée, à une perte de près de 18 millions d’euros de dons.
Il existe pourtant, dans le cadre légal belge, ainsi que dans les législations des autres pays occidentaux, divers mécanismes de contrôle censés filtrer les OSC susceptibles d’être accréditées et éviter les abus de confiance. Le lecteur conviendra que ces mesures ne semblent pas toujours suffisantes pour prévenir divers abus. Ces travers affectent néanmoins la confiance des donateurs dans un secteur altruiste qui en dépend fortement. Aussi, la prise de distance des citoyens vis-à-vis des ONG les conduit à une diminution de leurs recettes et les rend, dans la même mesure, plus dépendants encore du financement de l’État. Ce cercle vicieux renforce un paradoxe important : la société civile n’est-elle pas une « auto-organisation de citoyens indépendamment de l’État, des partis politiques et du monde économique » ? Le flou ainsi créé entre les objectifs des ONG et des politiques gouvernementales est lui-même de nature à jeter le doute sur l’action des grandes organisations de solidarité.
Les sondages précédemment cités mettent enfin en évidence que, pour les citoyens, la proximité qui permet d’être en contact quasi direct avec la destination des dons et autres actes de générosité, a une importance croissante et peut peser dans la prise de décision lors du choix de l’institution à laquelle accorder confiance.
Assurément, il semble exister au sein de la société civile des acteurs épargnés par cette défiance. Par exemple, P. Singer, professeur d’éthique à l’université de Princeton et théoricien du concept d’altruisme efficace, résume son point de vue dans une interview accordée au journal L’Écho par la formule « mieux vaut aider les petites ONG que les grandes ». Tel est également notre propre constat issu de l’étude réalisée auprès des participants au projet Mokpokpo, mené depuis plus de 20 ans sans le financement des autorités. L’ensemble des participants à l’enquête a en effet évoqué l’échelle réduite du projet comme étant un élément positif. Les petites structures permettaient, selon les témoins, un contact facilité entre les membres et les organisateurs des actions. Cela est un élément non négligeable, susceptible d’influencer leur confiance : « Quand ça devient grand, il y a des choses qui ne vont pas. Tu dois gérer énormément de monde, mais tu ne peux pas gérer tout le monde. Il y a des choses qui t’échappent alors qu’un petit projet, ça devient quelque chose de familial finalement. Ça, j’apprécie ! Personnellement, j’ai besoin de me sentir dans quelque chose d’intime et c’est à ce moment-là que je donne le meilleur de moi-même. Quand c’est trop grand, tu deviens chiffre » (Costa10).
La « logique Mokpokpo »
Mokopokpo est un microprojet d’autodéveloppement interculturel mis en œuvre dans la localité rurale d’Hékpé (à 80 km au nord de Lomé, la capitale du Togo). Créé en 1996 à l’initiative de l’IRFAM en collaboration avec la population locale, l’action a été baptisée « Mokpokpo », mot qui signifié « espoir » en langue éwé. L’objectif poursuivi par l’institut est d’offrir aux populations d’une douzaine de villages (au total, plus de 4500 habitants) la possibilité de prendre leur destinée en main afin d’améliorer leurs conditions de vie.
La prémisse de ce projet est la volontéd’agir sur les facteurs comme une pluviométrie qui débouche sur un manque d’eau chronique, de mauvaises infrastructures de communication qui empêchent le transport des récoltes vers les marchés locaux ou encore le manque de centre de soins ou d’écoles qui ne permettent pas la prise en charge des questions de santé et de scolarisation. L’affaiblissement d’une vie culturelle locale s’ajoute aux premiers facteurs signalés pour générer une incertitude importante auprès des populations. Cette perplexité permanente débouche sur un « habitus de précarité », susceptible d’occasionner des migrations vers les villes régionales. En effet, le désarroi constant pousse les habitants à éviter la prise de risques et notamment la planification, ce qui renforce la pauvreté. De plus, cette culture de survivance ne permet pas non plus aux individus d’appréhender la collectivité ou la solidarité comme une ressource ou un moyen de développement. Chacun cherche alors un avantage individuel à même de garantir sa survie immédiate. La résultante correspond au départ massif des plus jeunes, scolarisés ou non, pour continuer des études ou chercher une qualification et en tout cas un travail dans les régions voisines du Togo ou des pays limitrophes. La conséquence peut être aussi, in fine, l’alimentation des flux de populations vers l’Europe.
Pour l’Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations, il est important d’approcher de manière appliquée ces questions fondamentales à la source des poussées migratoires (Akossoua, 2019). En effet, pour toute population, la migration doit être l’objet d’un choix et non d’une nécessité. Autour de cette finalité, le programme Mokpokpo s’articule en trois volets interdépendants.
Le premier est le projet d’autodéveloppement en tant que tel, ayant pour vocation d’éradiquer les causes structurelles générant les mouvements migratoires au sein des collectivités dans cette région rurale. Mokpokpo soutient les populations dans leurs productions agricoles biologiques et intégrées (meilleure gestion de l’eau, introduction de l’élevage notamment pour obtenir des matières organiques afin de fertiliser les sols, etc.) avec un double objectif : répondre, d’une part, aux besoins communautaires — tel que la construction d’un dispensaire ou d’écoles, afin d’assurer des services locaux, et satisfaire, d’autre part, les besoins individuels et sociaux, notamment augmentation des revenus des ménages, développement d’activités culturelles et citoyennes, etc.
Le deuxième volet est tourné vers la recherche. Les données et observations générées par le projet Mokpokpo sont analysées de manière diachronique par l’IRFAM et intégrées dans les débats et les publications que l’institut produit. Elles permettent d’étayer les analyses et les comparaisons, afin de contribuer à la construction d’une vision globale et illustrée du lien entre le mal développement et la migration forcée, mais aussi afin de renforcer les effets locaux qu’engendre le projet, dans son ensemble.
Enfin, le dernier volet est l’initiative Gododo. C’est une entreprise de tourisme solidaire et interculturel qui propose à une population européenne (principalement belge, mais aussi grecque) d’entreprendre un séjour au Togo et au Bénin, afin, entre autres, de découvrir la région, ses richesses culturelles et naturelles, ainsi que le projet sur place, son contexte et ses acteurs, afin d’y contribuer directement (chantiers, échanges avec la population, etc.). Le tourisme solidaire remplit ainsi plusieurs fonctions, la première est, bien entendu, d’apporter un appui financier et matériel au projet Mokpokpo. En suite, il s’agit d’organiser l’échange interculturel entre populations du nord et du sud, invitant, de la sorte, les participants à dépasser leurs préconceptions à propos des uns et des autres, ainsi qu’à propos du concept de développement et de ses facteurs ou freins, à se questionner sur nos modes de vie respectifs et sur leur interdépendance, à en débattre, à alimenter le projet par des idées, expériences et critiques. Enfin, le tourisme solidaire est aussi un prétexte qui permet à L’IRFAM de rencontrer, à travers des foires de tourisme alternatif, des expositions, des séances (plutôt ludiques) d’information et de sensibilisation, etc., un autre public que celui habituellement touché par ses publications et séminaires.
Telle est la logique par « addition » développée au sein du projet Mokpokpo.
Force est de constater qu’endiguer les causes de la migration forcée est un objectif entrepris par de nombreuses institutions, en particulier publiques. Cependant, l’approche par addition adoptée par le microprojet citoyen Mokpokpo permet de le distinguer des initiatives de développement plus conventionnelles. Cette méthodologie offre, au travers de l’accumulation, à long terme, d’échanges multiples et variés entre une diversité de parties prenantes, la possibilité de faire évoluer l’action en tenant compte tant du contexte local que global. Cela apporte notamment l’avantage d’éviter des frictions avec, par exemple, des pratiques traditionnelles et permet, aux populations du sud, de s’approprier le projet, et à celles du nord, d’élaborer un sens critique des notions telles que le développement, la modernité ou la croissance.
Microprojet, grande implication des citoyens ?
Pour autant, microprojet au long cours, Mokpokpo ne s’écarte pas de l’esprit de la loi de 2016 relative à la coopération belge au développement. En effet, le législateur s’est donné pour objectif la promotion de l’entrepreneuriat local, ainsi qu’une « croissance économique inclusive »11. Il a également souhaité, au travers de l’article 7 de cette même loi, « sensibiliser le citoyen belge par l’information et l’éducation aux enjeux, à la problématique et à la réalisation des objectifs de la coopération au développement et des relations internationales ». Cette double visée se marie parfaitement avec la démarche adoptée par l’IRFAM au Togo. D’un côté, l’approche par addition cherche à se baser sur et à renforcer la culture de la localité, afin de se construire en respect de la volonté de la population. Cette approche veille en même temps à rendre divers pans de cette culture (par exemple, la gouvernance locale) plus fonctionnelle et mieux adaptée aux réalités sociopolitiques et démo-économiques actuelles. Il s’agit notamment d’y inclure des franges de la population qui, traditionnellement, n’ont pas leur place dans les processus décisionnels, comme les femmes et les jeunes, entre autres. D’un autre côté, l’objectif est également de sensibiliser et de mobiliser des Européens à participer à ce projet, dès lors, doublement transformateur. Cette approche de l’éducation permanente est d’autant plus importante qu’elle permet une plus grande proximité intervenants/publics, ainsi qu’une plus forte transparence du pilotage des actions par l’IRFAM, tant au sud qu’au nord.
Faut-il le rappeler, sans subside étatique, Mokpokpo dépend exclusivement des contributions des membres de l’IRFAM, de son comité de soutien et des ses sympathisants12. Cette situation rend nécessaires la transparence et la proximité que l’IRFAM place au centre de son action. Cela conduit à une approche singulière qui favorise la mobilisation et les divers apports des membres et des sympathisants, informés et consultés à chaque étape du processus.
La prise de contact avec les parties prenantes, principalement Liégeois et Bruxellois, se fait de proche en proche, afin de les inciter à participer aux activités destinées à la récolte de fonds. Leurs interventions consistent à organiser et à assister aux soirées et séances d’information. Il faut également signaler, depuis 2011, les rendez-vous annuels avec le peintre liégeois Costa Lefkochir qui expose et met en vente le fruit de son travail de « dialogue pictural » avec les enfants du Togo. L’IRFAM recourt également à des évènements réalisés en collaboration avec des entreprises et des clubs-services comme le Rotary, afin de toucher un public le plus large et le diversifié possible. Ces activités sont l’occasion d’informer de nombreux citoyens qui, le cas échéant, deviennent donateurs ou participants aux voyages proposés dans le cadre de Gododo.
Les participants apprécient être informés, année après année, par des récits, textes, images et petits films, sur l’affectation de leurs contributions financières et l’évolution des activités au Togo. Certains souhaitent jouer une part plus active dans les interventions de solidarité ou font le pas de se rendre sur place afin d’y apprécier l’impact de l’initiative. Mokpokpo semble correspondre à leurs représentations d’une solidarité directe et transparente et les motive pour une contribution plus ample au développement. Pour Fodula, restauratrice liégeoise qui organise des évènements dans son restaurant, afin de récolter des fonds, Mokpokpo, « c’est de la petite échelle. Ce n’est pas comme si on donnait de l’argent à une grosse organisation, où on ne sait pas où [l’argent] va, là [au sein de Mokpokpo], on le sait. L’année d’avant ils avaient construit un hangar pour stoker [du matériel], cette fois-ci, c’est pour le bétail. Donc on sait quoi ! »
Pour les membres de l’IRFAM, l’explication de la démarche est primordiale, la récolte financière ne doit en être que la conséquence. « Souvent, les projets [de coopération au développement] sont mal expliqués, je trouve. On demande aux gens de participer ; ce sont des campagnes de levée de fonds et des choses ainsi. Alors, je n’ai pas envie de participer. Le projet Mokpokpo est bien expliqué, l’aspect financier… d’ailleurs, je ne pense même pas que l’on m’ait demandé une cotisation, de faire un don ou quoi que ce soit (…) le côté financier est lié à des activités amusantes. Je pense que c’est le meilleur moyen d’intéresser les personnes à long terme » (Jérôme, sympathisant récent du projet Mokpokpo).
La mobilisation recherchée dans le projet Mokpokpo va au-delà du simple parrainage. Souvent, les membres s’impliquent à un double niveau. Leur première façon, c’est leur participation aux activités réflexives (réunions) ou récréatives (soirées). La seconde, c’est l’engagement, synonyme pour chaque participant d’un apport d’idées et de contributions diverses. Les participants ont ainsi la possibilité de s’investir dans les procédures de prise de décision. D’après Abi et coll. (2016), « la solidarité concrète et transparente se comprend comme un processus d’entraide qui dépasse le simple don financier, mais permet une réappropriation du projet par le donateur qui s’assure, ensuite, d’une série d’activités de mobilisation autour du projet. Le donateur engage non seulement sa propre contribution, mais aussi sa personne en s’appuyant sur la confiance de son réseau social pour engendrer une mobilisation, notamment de fonds. Il devient alors garant de la réussite du projet, car redevable de ce succès envers son réseau social ».
Enfin, le séjour solidaire Gododo, au Bénin et au Togo, est un des aspects essentiels de la pédagogie du développement adoptée par l’IRFAM. Il a pour fonction, notamment, de produire un retour sur le projet Mokpokpo à destination des membres et sympathisants. Le feedback des voyageurs rend l’action palpable auprès de toutes les parties prenantes. Ariette a réalisé deux voyages « Gododo » pour « se rendre compte de l’évolution du projet, et où l’argent va ». En effet, Gododo est un levier important pour Mokpokpo et une excellente fenêtre ouverte sur les uns et les autres, au nord et le sud. La confrontation (pas toujours aisée) a la vertu de faire émerger tantôt des idées, tantôt la volonté de participer davantage à l’effort Mokpokpo. « On a vécu une superbe expérience. Si quelqu’un dit : “j’ai envie de partir faire un voyage en Afrique aider les populations locales”, sans hésiter, je recommanderais l’IRFAM et le projet. Après, vu ce que l’on a vécu, on peut l’expliquer aux gens et peut-être cela les motiverait également » (Fanny, membre d’un mouvement de jeunesse ayant voyagé au Togo avec ses amies). Le voyage et sa préparation permettent aussi, aux participants, de prendre conscience des problèmes de développement. C’est entre autres le cas de Clara, participante au voyage, qui déclare être à présent plus soucieuse des problèmes écologiques, ainsi que de la gestion de l’eau et d’autres ressources. Naomie a, quant à elle, pu se rendre compte de la pauvreté en Afrique. Si sa vision de l’Afrique était à l’origine façonnée par ce que les médias montrent, une fois sur place, elle a pu relativiser : « on ne ressent pas la pauvreté dans la façon dont ils nous accueillent. Je veux dire qu’on le voit, on le sait, mais eux sont toujours au-dessus de cela, et ils sont tellement accueillants qu’au final, on en vient presque à l’oublier et on s’en rappelle parce que l’endroit où on est nous le rappelle. Mais eux ne nous le font pas du tout ressentir […] Un documentaire doit toujours faire passer un message, et si par exemple, l’objectif est de collecter de l’aide pour le continent [africain], ils ne vont pas dire que c’est un continent riche et que la vie y est facile, évidemment. Du coup, c’est toujours axé sur quelque chose et donc c’est difficile de montrer toute la réalité et rien que la réalité. On a toujours un angle de vue différent ». Cet élément est également soulevé par Jérôme : « Maintenant, je m’interroge beaucoup plus sur ce qui m’entoure, donc je n’ai plus une confiance absolue dans les médias. Forcement, je me rends bien compte maintenant qu’on va vous filmer un cas bien précis, mais que cela ne rend pas bien compte de la réalité de ce que les gens vivent. »
Conclusions et recommandations
Au regard de ce qui est dit par les témoins, le projet au Togo proposé par l’IRFAM semble être une alternative intéressante dans le champ de la solidarité nord/sud. En effet, Mokpokpo incarne l’ensemble des objectifs émis par le législateur dans la loi portant sur le sujet. Cependant, l’initiative, pas si jeune, reste lente dans son développement. Plusieurs sympathisants de Mokpokpo reconnaissent volontiers que le projet n’a pas encore porté tous ces fruits, car il procède par essai/erreur. Il n’a pas un guide directeur conçu en dehors du terrain et en l’absence de ses habitants, comme parfois cela peut-être le cas dans certaines ONG traditionnelles. L’avenir dira si l’alternative Mokpokpo est aussi efficace que d’autres paradigmes de coopération au développement.
Ces comparaisons constituent, d’ailleurs, un autre des points d’amélioration possible du projet : compléter les évaluations internes régulières par des mises en regard avec d’autres initiatives13. L’existence de baromètres destinés à évaluer l’efficacité des ONG au regard de plusieurs facteurs, notamment leurs actions et leurs impacts concrets, est une bonne opportunité pour identifier des projets similaires14. En effet, de plus en plus de programmes de développement doivent dépasser le stade du simple assistanat des populations du sud par le transfert de l’argent recueilli au nord. Ils doivent développer une constante recherche de partenariat impliquant, dans un travail collaboratif, des citoyens du sud comme ceux du nord. En effet, la dimension éducative de ces actions doit également permettre une réélaboration de nos visions respectives de l’aide internationale et du développement soutenable.
On l’a vu, la discipline participative et la conduite transparente de ces initiatives sont une des clés de leur succès, notamment, pour la nécessaire attraction des populations du nord. Ce point est peut-être le talon d’Achille de toute entreprise participative et doit être pris en compte avec une attention particulière. En effet, la solidarité directe « des citoyens aux citoyens », moteur du modèle Mokpokpo, est aussi un terreau fertile où s’entrechoquent de multiples projections dans une relation forcément asymétrique : tous savent que les fonds proviennent principalement du nord, et le sud est souvent le berceau d’une culture de survie. Les chocs interculturels sont courants dans ces situations, malgré la bonne volonté des uns et des autres, et l’initiative Mokpokpo ne fait pas exception à la règle. C’est la raison pour laquelle l’éducation citoyenne au développement nécessite l’intervention d’organismes « médiateurs » tels que l’IRFAM, afin d’organiser la solidarité de citoyen à citoyen dans de bonnes conditions durables et respectueuses de tous.
Références
Abi S., Akossoua D. F. et Amoranitis S. (2016), Un projet d’autodéveloppement interculturel au Togo. Des citoyens du nord et du sud s’engagent, Liège : IRFAM.
Akossoua D. F. (2019), « Pourquoi partir ? », Diversités et Citoyennetés, n° 54, p. 5-8.
Antonio A. J. et Glennie J. (2015), « Qu’est-ce que la coopération pour le développement ? », Forum pour la coopération en matière de développement, n° 1.
Contor J. (2017), « Les mutations de la coopération belge au développement au prisme des ONG », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 38.
Notes
- Dans des publications de l’IRFAM, sauf mention contraire, le masculin est utilisé comme épicène : les personnes dont on parle sont des femmes et des hommes.
- Cf. les rapports d’activité annuels du projet et diverses synthèses publiées par l’IRFAM sur son site.
- Compte tenu de la crise liée au coronavirus, seule une dizaine d’entrevues ont été réalisées, à distance, auprès, principalement, de citoyens belges et de quelques Grecs, de diverses catégories d’âge et de genres. Les échanges s’appuient sur un guide d’entretien semi-directif comprenant une vingtaine de questions ouvertes qui portent sur les apports de la participation au projet mené au Togo par l’IRFAM : ce qui a amené les participants à rejoindre le projet Mokpokpo, leurs perceptions des relations nord/sud, de la solidarité internationale, de la question du développement et celle des migrations, ce qui fait la particularité, l’intérêt et la fragilité des initiatives d’autodéveloppement…
- Notamment les 17 objectifs de développement durable à l’horizon 2030 définis par les Nations Unies.
- Cette loi met à jour un texte datant de 2013.
- Chapitre 4 de la loi du 30 juin 2016.
- Chapitre 5.
- Chapitre 6.
- Chapitre 7.
- Les partenaires du projet Mokpokpo interrogés pour les besoins de la présente étude sont désignés par leur prénom.
- Chapitre 2, article 5 de la loi du 30 juin 2016 relative à la coopération belge au développement.
- L’assemblée générale de l’IRFAM comprend une vingtaine de personnes, il en va de même du comité de soutien Mokpokpo. Les expositions et les rencontres animées, ainsi que les mailings autour du projet permettent annuellement de toucher plusieurs milliers de personnes, essentiellement en Belgique. Les participants aux voyages Gododo sont aussi une vingtaine par an.
- Le projet Mokpokpo est déjà en relation constate avec un centre de formation au développement intégré, situé au Benin.
- Par exemple, l’ONG Village Enterprise, née en 1987 semble être un point de comparaison intéressant et permet de nuancer la question de la taille des ONG. Cette initiative a un bon niveau d’impact dans sa lutte pour endiguer la pauvreté rurale et pour renforcer les connaissances dans le domaine de l’entrepreneuriat. Elle propose une aide à la formation et un microfinancement est mis en place, afin de soutenir la population locale (185 000 personnes essentiellement au Kenya et en Uganda) sur le long terme. Elle continue aussi à attirer de nouveaux sympathisants et donateurs dans les pays industrialisés, notamment anglophones.