Skip to main content

Être parent en exil pendant la crise sanitaire

Christine Barras

© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2022

Pour citer cette analyse
Christine Barras, « Être parent en exil pendant la crise sanitaire », Analyses de l’IRFAM, n° 15, 2022.

Voir ou télécharger au format PDF

Nous avons tous été surpris par la pandémie qui nous a frappés dès 2020 et qui, selon toutes probabilités, s’installera durablement sous forme d’endémie. Avec le sida à partir des années 1980 et la toute nouvelle « variole du singe », notre époque renoue, semble-t-il, avec les fléaux du passé, comme si les victoires éclatantes de la médecine (éradication de la variole, vaccins contre la polio ou la fièvre jaune) n’étaient que les ruses d’une Histoire capable d’amener de nouvelles épidémies (Dozon et Fassin, 2001). Pourtant, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, la découverte de micro-organismes avait suscité l’espoir d’en finir avec les maladies contagieuses. Après la Seconde Guerre mondiale, les nouvelles connaissances allaient progressivement révolutionner une médecine qui s’était donné pour mission d’universaliser une culture et une science victorieuses, rompant avec le passé grâce à une pharmacopée efficace et à l’amélioration des conditions de vie.

Les métiers du soin que l’on rattache au cure (soin destiné à guérir et à restaurer) sont traditionnellement pratiqués par le médecin. Ce sont les métiers les plus prestigieux. Ceux que l’on rattache au care (le « prendre soin ») sont l’apanage des infirmiers et fortement associés aux charges occupées par les femmes (soins aux enfants, aux personnes vulnérables), activités bénévoles ou mal payées, aussi invisibles qu’essentielles. Au début des confinements, cure et care, médecins, infirmiers et autres soignants (fortement associés aux travailleurs migrants), ont été mis sur le devant de la scène et ces derniers obtiendraient, pensait-on, davantage de reconnaissance dans un futur proche.

Les injonctions officielles maintes fois répétées à rester chez soi, à observer les gestes barrières prenez soin de vous et des autres») visaient chacun individuellement pour le bien de la communauté. Les collectivités ont dû composer avec ce discours ordonnant la mise à distance de l’autre, et l’articuler tant bien que mal à des missions fondées, quant à elles, sur la proximité, le contact et le lien. L’accompagnement des familles, les métiers du soin en institution n’ont pas tous été repris au nombre des professions essentielles. Les projets du secteur associatif, qui tous se construisent dans la collaboration et dans l’échange, ont vu leur espace se restreindre alors que les difficultés de leurs publics grandissaient. Le défi était de mener à bien son travail en respectant les distances et les restrictions imposées par les responsables politiques, à rester proche tout en s’éloignant, à recréer un nouveau contexte pour agir, ce qui obligeait à choisir parmi les activités, à les adapter, à en sacrifier, autrement dit à inventer des solutions. D’autant plus que d’autres crises allaient monter en puissance, la crise climatique avec ses manifestations les plus tragiques (inondations, sécheresse), la seconde, la guerre qui se rappelait à nous alors qu’elle semblait écartée pour toujours en Europe avec son concert de pénuries énergétiques et d’épreuves économiques.

Dans cette analyse1, nous synthétisons les récents travaux d’observateurs au contact de personnes qui toutes ont vécu, récemment ou des années plus tôt, un voyage migratoire. Dans ce public, des familles en charge de jeunes et des jeunes réfugiés qui ne vivent pas avec leurs proches, mais dans une communauté qui, pour eux, fait office de famille. Pendant les confinements, ces professionnels et publics ont partagé questions, doutes et idées innovantes, face à des évènements qui n’avaient pas la même résonance pour chacun. Certains auteurs parlent d’un projet auquel la pandémie a mis un point d’arrêt et qu’il a fallu ajuster ; d’autres se centrent sur la crise sanitaire en elle-même et les ressources mobilisées. Des réflexions théoriques viennent étayer leur propos.

Est-ce que la crise sanitaire a constitué une occasion de changement pour le mieux, a-t-elle permis d’éprouver la stabilité des projets mis en place ou n’est-elle qu’une catastrophe qui vient s’ajouter à d’autres, subies par les groupes sociaux les plus précaires ? Plusieurs auteurs citent nommément le concept de « résilience ». Certains le placent au cœur de leur analyse. D’autres parlent d’une occasion pour mettre en action le changement, non seulement au niveau local, mais dans une perspective sociétale. Les troisièmes associent pandémie et défi, avec un processus de co-construction avec les familles exilées pour y faire face. On relève la solidarité au sein de centres d’accueil et de soins en insistant sur le maintien du lien. Les populations précarisées, exilées, sont au centre des réflexions. Celles-ci sont menées par des professionnels qui font part de ce qu’ont vécu leurs publics immigrés et de ce qu’ils ont eux-mêmes ressenti, pris dans le courant d’incertitude qu’il nous a fallu traverser. Oui, tout compte fait, la crise du Covid-19 a été une leçon.

Les leçons de la pandémie

La crise sanitaire 2020-2022 a été une rupture de la normalité, mais nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne. Pour les migrants, la normalité avait cédé la place au tragique bien avant le Covid-19. La crise est venue s’ajouter à un cortège d’épreuves au moins aussi terribles, la faisant passer au second plan et se sentir doublement hors-jeu. Sur un plan macrosocial, des recherches se sont centrées sur l’articulation entre les professionnels, leur public et les institutions, dans un quotidien bouleversé et de nouvelles exigences auxquelles il fallait faire face.

Le philosophe Paul Preciado relève que le virus qui nous affecte est également une langue qui nous a inoculés. Comme effet, certains mots ont muté, par exemple le mot « liberté ». « C’est en son nom que certains refusent les restrictions sanitaires et la soumission qu’elles impliquent, c’est aussi l’étendard de toutes les extrêmes droites du monde, de ceux qui n’en ont rien à faire du réchauffement climatique ». D’autre part, pour éviter de stigmatiser ceux qui ont protesté contre la rigueur des dispositions et leur caractère autoritaire, notons qu’elles s’accompagnaient d’un implicite, celui de faire « porter à la population la responsabilité de sombres perspectives » (Fassin, 2022, 9). Dans la foulée, chacun est devenu un risque pour l’autre. Les injonctions officielles sont entrées dans la vie privée pour interdire ce qui, dans une société démocratique, appartient à la discrétion de chacun et se situe hors du champ de la régulation sociale. La crise nous permet à la fois d’en saisir le bien-fondé au nom de l’interdépendance collective et la protection de chacun, mais doit aussi « conduire à nous interroger sur les limites qui doivent être mises à cette extension du champ de la norme » (Castoldi, 2022, 225). Ce qui a du sens pendant la crise n’a pas vocation à devenir un principe structurant, une fois celle-ci terminée.

Beaucoup se sont interrogés sur le changement dont la crise sanitaire était l’occasion, mais sans s’aveugler sur l’émergence d’un nouveau paradigme qui rendrait la société meilleure. Néanmoins, nous pouvons en tirer parti pour poser des jalons vers un monde plus juste, plus égalitaire, plus inclusif, débarrassé de ses scories colonialistes ou sexistes (Lathoud, 2022).

Les directives émanant des autorités expriment un jeu de pouvoir et «sanctuarisent la parole gouvernementale (…) au rang d’argument d’autorité» (Manjombe et coll., 2022, 45). Les directives ont souvent été synonymes de violence pour les familles migrantes, qui se rappelaient l’horreur de ce qui avait été vécu autrefois. Le vocabulaire militaire (couvre-feu, autorisation de sortie, front, première ligne), le bruit des ambulances, les rues vides, les images de morts à la télévision constituaient des rappels traumatiques (O’Deyé, 2021). Lorsque, plus avant dans la pandémie, les mesures ont été expliquées par des intervenants sociaux pour leur rôle préventif, elles ont été mieux acceptées. Les jeunes des quartiers, qui se sentaient à l’abri d’une maladie frappant davantage les adultes, souffrant d’être injustement pénalisés par la suppression de leurs lieux habituels de socialisation, n’étaient pas forcément réfractaires à ces mesures une fois qu’elles étaient comprises en termes de protection, et non de répression arbitraire (Geurts et Favresse, 2021). Les directives relatives au confinement ont pu être vécues comme un acte coercitif exercé au détriment de priorités relevant de la cohésion sociale, par exemple le décrochage scolaire, «comme si, le contexte sanitaire avait servi de blanc-seing à l’adoption de comportements moins mesurés de la part d’une frange des forces de l’ordre» (Geurts et Favresse, 2022). Le prétexte de la pandémie est invoqué pour agir d’une façon plus répressive en toute légitimité. Dans les camps de réfugiés en Grèce, par exemple, un constat analogue a été posé. L’information au sujet de la maladie a été rudimentaire, l’accès à la vaccination moindre et le confinement plus sévère qu’ailleurs. La pandémie offrait, selon Mary Wenker (2020), un prétexte pour cacher aux yeux du monde ce qui s’y passait. Les directives officielles tombaient dans un terrain accablé par des priorités autrement plus importantes : «La question du Covid était secondaire pour nous tous dans le camp. Nous avions d’autres soucis : combien de temps devrions-nous encore attendre? Quand aurions-nous notre entretien d’asile?». Les réfugiés, « oubliés de la crise sanitaire », étaient davantage préoccupés par les décisions dont dépendait leur avenir, et même leur survie. D’où, parfois, l’impression que «cette maladie n’était que du vent, un prétexte pour limiter plus encore leur liberté de mouvement».

Enfermement et attente

Le confinement a augmenté l’isolement des familles migrantes, mais en même temps il faisait office de bulle de protection face à un extérieur menaçant, comme lorsqu’il fallait se protéger des bombes dans son pays d’origine (Marchal, 2022). Les familles ne voulaient plus sortir de chez elles, les professionnels devaient trouver des stratagèmes pour les amener à prendre l’air. La famille, composée d’un enchevêtrement d’attentes et de pressions qui, en temps normal, trouvaient un exutoire dans le monde extérieur, était désormais à nu dans un espace clos. L’enfermement de ses membres exacerbait les tensions, fragilisait les fondations qu’ils s’étaient peu à peu reconstruites. Il était vital de les maintenir en mouvement, de les faire sortir, de les amener à parler.

L’attente interminable est parfois plus difficile à vivre pour le professionnel que pour les migrants et qui, eux, connaissaient l’attente, comme l’attente des papiers, d’une décision administrative, remarque Barbara Mourin. Mais si la patience permet de supporter l’incertitude, la sensation d’enfermement était également vécue comme une prison, un non-choix face auquel la personne se sent entièrement soumise à une autorité extérieure.

Dans les espaces collectifs, comme un centre d’accueil de mineurs non accompagnés (MENA), si les adultes ont éprouvé des sentiments plutôt négatifs, les jeunes ont pu ressentir une certaine libération. Ils n’allaient plus à l’école, synonyme pour beaucoup de lieu de coercition. Ils ont éprouvé un sentiment de liberté, mettant entre parenthèses «la difficulté d’affronter un monde hostile» (Manço et Crutzen, 2022), de fournir un temps d’arrêt bienfaisant, un temps suspendu. Les activités ludiques ou sportives ont permis aux MENA de se sentir mieux, ce qui n’allait pas de pair avec un plus grand désir d’intégration. Ils éprouvaient moins le besoin de plaire ou de prouver leur valeur, appréciaient de rester entre pairs. Du côté des jeunes, des excès ont pu être commis, comme l’inversion du jour et de la nuit lorsqu’ils ont été libérés de leur horaire scolaire, ou les jeux vidéo à outrance pour se « vider la tête ». Les professionnels ont cherché à comprendre ce qui était en jeu, quitte à mettre un point d’arrêt lorsque la situation l’exigeait. Dans les familles aussi, il a fallu structurer le temps de jeu, le limiter dans des créneaux horaires acceptables. La situation, même exceptionnelle, n’autorisait pas à renoncer au conflit entre adulte et mineur, qui peut être constructif et même salvateur.

Repenser le travail social

Le travail socio-éducatif devait continuer malgré tout. Dans les collectivités, le temps du confinement a pu être mis à profit pour mener des entretiens individuels (O’Deyé, 2021), le public étant disponible par la force des choses. Des jeux à visée thérapeutique ont permis de mettre des mots sur ce qui se vivait (Marchal, 2022). Néanmoins, malgré le recours bienvenu aux technologies modernes, les professionnels ont pu ressentir une perte de qualité, avec l’impression d’être dans l’urgence, dans l’assistanat, et non dans la démarche d’empowerment qui donne du sens à leur pratique (Geurts et Favresse, 2022).

Les leviers pour « faire famille » en exil

Des notes positives ont été relevées, dont beaucoup préexistaient à la crise sanitaire et qui ont été mis en lumière dans un contexte social inédit. La solidarité, d’abord, qui constitue la norme dans la famille élargie des pays d’origine et qui se manifeste entre les femmes même dans le dénuement le plus total (Wenker, 2020). Elle se manifeste pour des questions très pratiques, comme la garde d’un enfant, parmi les résidentes d’un centre (O’Deyé, 2021),ou entre les MENA lors d’activités ludiques ou sportives (Manço et Crutzen, 2022). En général, dans les moments de crise, la solidarité émerge au niveau du terrain, du citoyen (Geurts et Favresse, 2021, 2022). Sur le plan politique ou institutionnel, en revanche, les actions peuvent se teinter de paternalisme, de mépris, qui traduisent une prise de pouvoir volontaire ou non sur les populations les plus fragiles (Lathoud, 2022). Dans les groupes sociaux, la solidarité passe par un réseau solide, accessible, capable de s’ajuster au contexte, comme l’ont été les agents et agentes école-famille-communauté (Audet et coll., à paraître).

Ensuite, la créativité du public face à un évènement inédit, en puisant dans des ressources parfois insoupçonnées, jaillies de leurs « trésors culturels ». Le récit de soi, le récit narratif, permet de construire du sens à partir de vécus (Manço et Crutzen, 2022). Les professionnels ont eux aussi fait preuve d’initiative : la pandémie leur a fourni l’occasion de sortir de l’ombre, de développer leurs compétences et leur ingéniosité pour s’adapter à la nouvelle donne sanitaire (Geurts et Favresse, 2021, 2022 ; Audet et coll., à paraître).

La confiance en l’autre, enfin, qui suppose un renoncement à la maîtrise des évènements en acceptant qu’il existe des compétences en dehors de notre cadre de référence. S’ouvrir à une médecine traditionnelle qui échappe aux données probantes sur lesquelles se fonde notre société en est un exemple (Khaskelberg, 2019).Ou encore, aller au-delà d’une apparence physique qui pourrait soulever des préjugés négatifs sur les compétences maternelles (O’Deyé, 2021). De la part des décideurs, faire confiance suppose «une posture d’humilité, d’écoute, de réflexivité sur leur cadre de référence» (Lathoud, 2022).

Attitudes contrastées face aux enjeux sanitaires

Le tableau des attitudes face à la santé, et plus spécifiquement, face à la crise sanitaire et les contraintes qu’elle a provoquées se présente au croisement de deux axes (Barras, 2020). L’axe horizontal se fonde sur le concept de santé et ses définitions, en lien avec la situation sanitaire que nous traversons. À une extrémité, la santé se définit par quelque chose de plus que l’absence de maladie, dans un contexte global allant jusqu’à se fondre avec l’idée de bonheur, comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS) nous le rappelle dans sa définition2. Les directives sanitaires ont affecté de nombreux pans de la santé globale (liberté de voyager, de travailler, de vivre avec les autres). À l’autre extrémité, la santé est définie « en creux » par l’absence de maladie. Les directives sanitaires se mettent au service de cette définition restreinte de la santé. Une définition allant dans ce sens a été proposée par le docteur Leriche en 1936 : « La santé, c’est la vie dans le silence des organes ». La formule met au premier plan le ressenti de l’individu, qui se déclare en bonne santé tant qu’il peut mener sa vie sans ressentir aucune douleur (Bézy, 2009).

L’axe vertical se rapporte au vécu de la personne ou du groupe. Il représente le concept dans la vie quotidienne, inclut le ressenti, le désir ou le rejet, le jugement sur les normes en matière de santé. L’« hypersanté » définit les attitudes valorisantes en termes de soin apporté à sa santé, hygiène de vie, qui peut aller dans son acception extrême jusqu’à des dérives telles que l’orthorexie (souci obsessionnel de se nourrir correctement), la pratique sportive en excès même lorsque le corps en souffre, la chasse aux microbes, la désinfection ou le lavage des mains compulsifs. L’« hyposanté » consiste, au contraire, à la dévalorisation de tout ce qui concerne la santé, notamment lorsque la personne a d’autres préoccupations (obtenir un statut de séjour, trouver un logement, du travail, fuir pour sauver sa vie), ou lorsqu’elle attribue davantage de valeur à la sphère intellectuelle ou spirituelle au détriment du corps. Le concept recouvre aussi une conception fataliste de la vie, un sentiment désabusé face à l’inutilité de toute précaution, de la dérision face aux conseils ou injonctions sanitaires, ou du désarroi parce que la personne ne comprend pas ce qu’il convient de faire ou ne bénéficie pas des ressources nécessaires pour les appliquer.

Les deux axes croisés définissent quatre quadrants. Le quadrant 1 représente l’adhésion aux injonctions sanitaires, dans le respect des conduites imposées par les dirigeants politiques, en tirant parti des occasions inédites offertes par les confinements, comme se mettre au sport, méditer, prier, prendre le temps de cuisiner sainement ou de mener des activités en famille ou collectivité proche (Manço et Crutzen, 2022). L’hypervigilance en termes de précaution sanitaire a conduit à des excès (refus de l’école pour les enfants pour éviter la contagion, désinfection à outrance) qui ont eu des conséquences dommageables, même si l’intention était de continuer à vivre le plus normalement possible (Geurts et Favresse, 2022), dans un chez-soi devenu à la fois cocon et prison.

Le quadrant 2 indique la valorisation de la santé en tant qu’absence de maladie. Au plus fort de la crise sanitaire, les directives officielles situaient le concept de « santé » dans ce quadrant, l’enjeu étant de prévenir la contagion et de vaincre le virus. L’obéissance aux gestes sanitaires y répond largement. Nous pouvons également ranger dans ce quadrant toutes les personnes actives dans les emplois de première ligne, exposées au virus et luttant contre sa propagation avec les moyens du bord et, plus largement, toute personne vulnérable confrontée aux lacunes du système de santé (Lathoud, 2022). Lorsque la prévention s’effectue dans une démarche sociale et que le public peut y mettre du sens, les directives officielles sont davantage respectées, alors que si l’approche est avant tout coercitive, le public les comprend en termes de désagréments et s’y plie seulement pour éviter les sanctions (Geurts et Favresse, 2022). Y prennent place également les thérapies traditionnelles, des stratégies anti-covid maison, qui luttent contre « le mauvais œil », empêchent la contagion ou purifient la personne ou le domicile (Khaskelberg, 2019).

Le quadrant 3 signe de la dévalorisation des injonctions à la santé, considérées comme un muselage, une surmédicalisation de la vie, la mainmise du « biopouvoir » (Foucault, 1976) sur le citoyen. Le virus qui « relèverait d’une conspiration de la classe dirigeante vis-à-vis de la population ». On rejoint les multiples thèses complotistes qui ont sévi sur les réseaux sociaux.

Enfin, le quadrant 4 implique la résistance face aux consignes sanitaires, pour protester contre le climat de répression voire de violence qui accompagne les manquements constatés par les forces de l’ordre (Geurts et Favresse, 2022), ou encore, due à l’incompréhension des consignes, trop abstraites. Elle s’exprime aussi par une réaction quelque peu provocatrice ou bravache, pour montrer qu’on ne se laisse pas dicter sa conduite (Manço et Crutzen, 2022). La résignation face à une gestion chaotique de la maladie, à l’attente qui en résulte, au climat d’incertitude face au virus, prend également place dans ce quadrant. Elle met à distance du sentiment d’urgence. Un sentiment d’injustice est ressenti par les personnes en attente de régularisation et qui souffrent de voir que les démarches administratives freinées ou suspendues à cause des contraintes sanitaires. Dans ce contexte, la notion de santé est vidée de toute substance, les consignes sanitaires sont comprises en termes de frustrations. Les responsables politiques ou institutionnels sont soupçonnés de discriminations, de mépris ou d’ignorance de la réalité des publics précarisés. En découlent également de possibles conduites addictives, à prendre comme stratégie de survie pour s’évader d’un présent mortifère.

Autochtones et exilés se répartissent dans chacun des quadrants, avec leurs réticences, leurs interprétations, leurs ajustements qui dépassent les différences anthropologiques. Ces questions de santé bifurquent dans le champ de la morale, avec un blâme pour ceux qui prennent des chemins de traverse. Le risque est de glisser vers un totalitarisme qui non seulement nous met en garde contre ce qui est mal, mais qui nous dicte ce qui est bien. Un autre risque existe, celui de s’inscrire dans un relativisme mou (tout se vaut…), de tomber dans le complotisme ou autre « postvérité » qui traduit une tentative désespérée de se raccrocher à n’importe quelle certitude, à n’importe quelle idée simple, plus confortable que l’angoisse et le sentiment de vide dans lesquels nous plonge un monde incertain.

Traditionnellement, les fléaux ont besoin de victimes sacrificielles. Comme bouc émissaire, l’étranger et notamment, au début de la pandémie, toute personne d’apparence asiatique pouvait être accusée d’avoir apporté le virus (Lathoud, 2022) ou les afrodescendants de le diffuser…Le bouc émissaire permet à la société d’éviter l’implosion en l’amenant à reconstruire son unité sur le dos d’une victime malchanceuse (Girard, 1982). Le but est de canaliser la violence endémique et d’éliminer les fléaux dont elle souffre en le rayant de son environnement. C’est souvent l’individu le plus vulnérable, le plus démuni face aux attaques, que l’on enferme ou que l’on bannit. Ce déplacement « purifie » la société qui, ayant identifié et rejeté le « coupable » hors de ses frontières, peut faire l’impasse sur ses dysfonctionnements endogènes.

Entre résistance, adhésion et compromis, les attitudes entremêlent interdits et obligations, sanctions et exclusions, volonté d’éradiquer le problème ou de « faire avec », construction d’une nouvelle culture pour un « monde d’après » ou retour à « l’avant » comme si rien ne s’était passé. Quelle que soit notre culture d’origine, nous composons avec le rationnel et l’irrationnel, les faits objectifs et les croyances, la fatalité et l’espoir, la défiance et la foi.

Bibliographie

Audet G., Mc Andrew M. et Lamothe-Lachaine A. (à paraître), « Relations école-famille-communauté en contexte de diversité ethnoculturelle : enjeux de reconnaissance et de légitimité », Revue internationale d’éducation familiale.

Barras C. (2020), « Santé et maladies à l’aune de la normalité », Prospective Jeunesse. Drogues, santé, prévention n° 92, p. 6-11.

Bézy O. (2009), « Quelques commentaires à propos de la célèbre formule du docteur Leriche : “La santé c’est la vie dans le silence des organes” », La revue lacanienne, v. 3, n° 1, p. 47-50.

Breton É., Jabot F., Pommier J., Sherlaw W. (2020), La promotion de la santé. Comprendre pour agir dans le monde francophone, Rennes : Presses de l’EHESP.

Castoldi N. (2022), « La démultiplication. Sur l’extension du domaine du soin, de la santé et du social dans la crise », C. Lefève et J.-C. Mino (dir.), Soigner et tenir dans la pandémie, Paris : PUF, p. 213-227.

Dozon J.-P., Fassin D. (dir.) (2001), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique, Paris : Balland.

Fassin D. (2022) (dir.), La société qui vient, Paris : Seuil.

Foucault M. (1976), Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris : Gallimard, p. 183.

Geurts F. et Favresse D. (2021), Quel diagnostic peut-on dresser de l’impact de la crise sanitaire du Covid-19 sur les pratiques des services médico-sociaux de première ligne et de proximité à Bruxelles?, Centre Bruxellois de Promotion de la Santé, Bruxelles.

Geurts F. et Favresse D. (2022), Services médico-sociaux de première ligne à Bruxelles : impact de la crise sanitaire et recommandations, Centre Bruxellois de Promotion de la Santé, Bruxelles.

Girard R. (1982), Le bouc émissaire, Paris : Grasset

Gori R. (2021), « Le soin et la démocratie à l’épreuve du totalitarisme sanitaire », Cliniques méditerranéennes, v. 103, n° 1, p. 23-39.

Khaskelberg M. (2019), « Entre l’autisme, la phobie scolaire, les visites de “martiens” et du “mort-revenant” : quels accompagnements thérapeutiques pour les familles migrantes traumatisées aux appartenances plurielles ? », Barras C. et Manço A., L’accompagnement des familles, entre réparation et créativité, Paris : L’Harmattan, p. 161-172.

Lathoud I. (2022), Coconstruire la relation d’accompagnement en contexte interculturel : quelle place pour les savoirs, thèse de doctorat en communication, Université du Québec à Montréal.

Manço A. et Crutzen D. (2022), « Liens autour de pratiques sportives, facteurs de résilience pour mineurs étrangers non accompagnés. Enseignements d’une observation durant la pandémie », Psychiatrie de l’enfant, v. 65 n° 2, p. 119-135.

Marchal V. (2022), « La pandémie une crise propice au changement : une découverte de Martin et de sa famille », Écrire le social, n° 4, p. 22-32.

O’Deyé C. (2021), Accompagner la parentalité en exil. Analyse et guide pratique à l’usage des intervenants, Rennes : Presses de l’EHESP.

Wenker M. (2020), Échos de la mer Égée. Voix de réfugiés, Paris : L’Harmattan.

Notes

  1. Une version développée de ce texte paraîtra en 2023 dans Barras C. et Manço A. (éds), Faire famille en exil. Leçons de la pandémie, Paris : L’Harmattan
  2. En 1946, l’OMS définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». En 1986, la Charte d’Ottawa ajoute que la personne joue un rôle actif et donne à la promotion de la santé le but de « donner aux individus davantage de maîtrise de leur propre santé et davantage de moyens de l’améliorer » (Breton et coll., 2020).

Christine Barras