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L’entrepreneuriat des migrants : une stratégie d’inclusion viable ?

Honorine Kuete, Altay Manço et Joachim Debelder

© Une étude de l’IRFAM, Liège, 2024

Pour citer cette analyse
Honorine Kuete, Altay Manço et Joachim Debelder, « L’entrepreneuriat des migrants : une stratégie d’inclusion viable ? », Etudes de l’IRFAM, n°1, 2024.

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Les personnes migrantes sont structurellement exclues du marché du travail primaire, à savoir le segment du marché du travail qui comprend les emplois stables, bien rémunérés et proposant de bonnes conditions de travail. Cette exclusion est ancrée dans les discriminations systémiques et se traduit par une non-reconnaissance des diplômes, une dévalorisation des acquis de l’expérience et des discriminations à l’embauche. Les conséquences de cette exclusion sont économiques, mais pas uniquement. Une bonne rémunération et une stabilité d’emplois sont dans les faits indispensables pour faire valoir des droits fondamentaux comme l’accès à un logement décent, par exemple. Dans le cas des personnes migrantes, les situations d’emploi peuvent aussi conditionner la possibilité de vivre en famille. Si une personne immigrée en Belgique souhaite introduire une procédure de regroupement familial pour être rejointe par son/sa partenaire et/ou ses enfants mineurs, elle doit notamment prouver qu’elle dispose de revenus stables, réguliers, et ce à long terme, avec un revenu mensuel net supérieur à 2 089,55 euros (l’équivalent de 120 % du revenu d’intégration sociale). Face à la violence de l’exclusion du marché du travail primaire, il existe cependant des stratégies. L’une d’entre elles s’observe dans un mouvement vers l’auto-emploi. Les personnes originaires de pays extra-européens présentent, en effet, un fort potentiel entrepreneurial (Vandor, 2021). Pour autant, ces initiatives entrepreneuriales se révèlent proportionnellement moins stables, moins durables et davantage vouées à l’échec que celles de la population native (Eurostat, 2021). Toute démarche entrepreneuriale comporte un ensemble de difficultés, pour lesquelles diverses structures d’accompagnement existent en Wallonie. Cependant, celles-ci peinent à considérer les problématiques spécifiques des entrepreneurs originaires de pays extra-européens (Kuete et Manço, 2021).

Notre étude vise à identifier les ressources et les difficultés des créateurs d’entreprise issus de l’immigration hors UE. Issue de deux groupes associatifs (à Liège et Namur), l’étude ambitionne de mieux connaître les préoccupations et ressources des entrepreneurs migrants sur base de leurs vécus.

Elle a également pour objet de définir les obstacles spécifiques que rencontrent ces entrepreneurs et travailleurs indépendants en Wallonie, dans le cadre d’un dialogue structuré avec des responsables politiques et administratifs, ainsi que des intervenants chargés d’initiatives de soutien à la création d’activités économiques. La finalité pratique est d’encourager l’entrepreneuriat et faciliter son accès, une façon de contribuer à la dynamique économique régionale et de favoriser un marché de l’emploi plus inclusif et résilient.

Construire des savoirs par l’enquête collaborative

Notre approche est avant tout qualitative et collaborative s’inspirant des techniques de recherches interactives en santé publique ou sociologie appliquée qui se concentrent sur les inégalités sociales, structurelles et environnementales et visent à améliorer le bien-être d’une population donnée (Israel et coll., 2001).

Cette méthode collaborative met en place un fonctionnement qui favorise la participation des personnes cibles à une démarche de débat, d’observation et d’actions collectives. Cette démarche implique également les associations qui représentent la population ciblée, les institutions locales concernées par le public et/ou le domaine considéré, ainsi que des décideurs politiques, les médias et autres chercheurs spécialisés. Elle intègre les questions ainsi identifiées dans la production des savoirs autant qu’elle mobilise les connaissances produites dans l’action, y compris les efforts de changement social et politique. La diffusion des savoirs et savoir-faire produits fait partie de la stratégie de transformation sociopolitique et de la visibilisation des personnes concernées.

Les minorités culturelles sont un public fréquent dans les dispositifs de délibération publique qui se centrent sur les motivations de la participation citoyenne (Gagnon et May, 2010) et les revendications de justice sociale sont souvent ancrées dans un registre identitaire (Fraser, 2005). Les débats publics portant sur diverses thématiques — comme les différences de traitement en matière d’entrepreneuriat — sont des « cadres de participation » (Goffman, 1975). La politique s’exprime dans le débat à travers son « enracinement dans l’expérience ordinaire » (Berger et coll., 2011, 9). En outre, les participants à ces espaces de dialogue sont animés par des attentes et des motivations différentes, et s’y engagent à des fins de transformation sociale et en faveur de principes de justice. Malgré la diversité des expériences, force est de constater qu’ils font part d’idéaux (Berger et de Munck, 2015) et remettent en question des normes et des valeurs qui font, en surface, consensus dans la société. Les prises de parole questionnent, chemin faisant, les fondements et les conditions de notre démocratie et les réalités du vivre-ensemble, de telle sorte que les revendications et les argumentations témoignent de «l’agir en commun, des formes sociales d’appartenance et des formes d’engagement dans la cité» (Berger et coll., 2011, 11).

Mise en œuvre méthodologique en contexte associatif

Dans la phase préliminaire (2020-2021) de la présente étude, l’équipe de l’Institut de Recherche, Formation et action sur les Migrations et ses stagiaires (dont une partie est constituée de personnes issues de l’immigration) ont réalisé en collaboration avec le CRIPEL et le CAI un travail de mobilisation des associations créées par des personnes originaires de pays extra-européens. Cette démarche a permis de consulter 75 associations d’immigrants dans les deux provinces, autour des problématiques qui les préoccupent le plus.

Forts de ces constats, nous avons rassemblé durant l’été 2021 un groupe de dix associations de personnes issues de l’immigration (cinq à Liège et autant à Namur)1 afin de mettre en œuvre un double projet collaboratif, dans les deux provinces, autour d’une problématique commune. Au cours de nos séances de travail, la création d’entreprises par les migrants s’est révélée un axe de préoccupations partagé par les acteurs associatifs participants. Dans leurs activités, plusieurs d’entre elles et eux sont interpellés par des aspirants entrepreneurs issus des migrations qui sont en recherche de conseils ou de ressources pour construire leur entreprise. Nos partenaires associatifs sont également concernés pour avoir rencontré des obstacles communs dans le développement de leur association. Ainsi, nous nous sommes donnés pour objectif d’identifier les difficultés spécifiques des créateurs migrants d’entreprises ou d’association, les raisons qui les expliquent, ainsi que les stratégies de contournement mises en œuvre et les résultats obtenus, sans oublier les recommandations politiques et pratiques qu’ils peuvent émettre, afin de faciliter l’accès des personnes immigrées à la création d’entreprises ou de l’auto-emploi, et leur réussite en ce domaine2.

Nous avons contribué à ce mouvement qui s’est déroulé en 2022-2023. L’action a permis de rédiger une revue de la littérature et construire un guide d’entretien portant sur les objectifs précisés afin d’interviewer 61 indépendants d’origine extra-UE, avec l’aide des membres des associations partenaires. Les résultats ont été analysés et débattus, dans un premier temps, au sein des associations partenaires, dans chacun des bassins de recherche, avant d’être délivrés, par courriel, sous une forme synthétique, et discutés au sein d’un plus large public comprenant des (futurs) créateurs d’entreprises issus de l’immigration, ainsi que d’anciens travailleurs indépendants immigrés ayant dû changer d’activité professionnelle. À cette fin, un forum a été organisé dans chacune des deux localités concernées en automne 2022.

L’organisation de « forums réflexifs » et d’espace de débats vise à faire se rencontrer des personnes issues de milieux socioculturels différents et dont les points de vue sur les problèmes débattus peuvent être divergents. Cette démarche d’éducation permanente favorise la participation citoyenne, car la seule égalité formelle n’est pas suffisante pour déconstruire les représentations, puisqu’elles nécessitent une mise en débat qui passe inévitablement par des processus de dialogue qui engagent, en première ligne, les citoyens eux-mêmes.

Les actions menées ont pour spécificité de promouvoir un travail en réseau. L’approche valorise l’engagement de citoyens au processus de recherche et à la co-construction des savoirs et des pratiques dans une perspective de changement social. Cela signifie que leur plus-value n’est pas toujours d’apporter des effets immédiats (remédier aux discriminations ou difficultés) par rapport à une situation donnée, mais de permettre aux acteurs d’y réfléchir, de comprendre leur place par rapport à cette situation et aux logiques qui l’influencent, afin qu’ils puissent mieux agir dans l’avenir. Le but est de favoriser la prise de conscience des acteurs sur les situations vécues et/ou observées en leur apportant les outils d’une réflexion critique et d’une réponse résiliente.

À la suite de la démarche d’enquête individuelle, nous avons davantage exploré une dimension collective autour des problématiques identifiées. Nous avons ainsi organisé un forum à Liège3 avec le triple objectif de (1) présenter les résultats de l’enquête et les mettre en discussion avec les acteurs participants, (2) organiser un débat entre les entrepreneurs migrants participant à notre recherche et des organismes d’accompagnement à l’entrepreneuriat et (3) faire émerger de ces débats un ensemble de recommandations politiques.

Après la présentation des résultats des sondages, les forums ont permis à un panel de créateurs d’entreprises issues de l’immigration (six à huit personnes selon les localités) de présenter leurs expériences en analysant les difficultés spécifiques rencontrées dans leurs activités, y compris comment ils ont tenté de les dépasser.

La séance de débat avec le public et sa synthèse finale ont constitué les dernières parties de ces activités d’environ trois heures, juste avant le verre de l’amitié qui a également servi au réseautage entre les participants. Chaque étape des projets a donné lieu à un procès-verbal débattu par les associations porteuses, nourrissant d’informations ou de nuances notre corpus des données4.

Fin 2022, les groupes porteurs ont entrepris d’organiser deux séminaires de restitution5, un à Liège et un à Namur, afin de diffuser les témoignages d’une sélection de créateurs d’entreprise et de donner au public l’occasion d’interpeller des responsables de structures d’accompagnement de créateurs d’entreprises, d’organisations représentatives d’entrepreneurs, d’acteurs administratifs, ainsi que de décideurs politiques. Ces débats ont été filmés et complétés par deux courts-métrages documentaires6 sur les créateurs d’entreprises issus de l’immigration dans les bassins concernés. Ces productions ont fait l’objet d’une diffusion dans les médias locaux (TV, radio, papier et web)7. Finalement, les équipes liégeoise et namuroise se sont réunies, début 2023, afin de débattre des convergences et divergences des expériences vécues dans le cadre de leur engagement, ainsi que pour décider de la suite du mouvement, des possibilités d’extension au niveau régional. Le présent travail est une des étapes de cette suite et a été commenté par l’ensemble des partenaires. Il a contribué à l’organisation début 2024 d’un forum dédié à l’entrepreneuriat des personnes migrantes, en province du Hainaut.

L’entrepreneuriat des migrants

Selon Manço et coll. (2017), l’entrepreneur est une des figures historiques du migrant. Pour de nombreux immigrés, l’entreprise apparaît comme une des rares voies d’intégration socioprofessionnelle rapide. Ces deux aspects sont indissociables : « L’entrepreneuriat immigré ne contribue pas seulement au développement économique dans certains secteurs ou villes des sociétés d’accueil, mais peut aussi constituer une étape viable vers l’intégration économique et donc l’intégration des immigrés et de leurs enfants » (Institut de Migration et d’Études Ethniques, 2008, 13).

Un dynamisme économique venu d’ailleurs

L’OCDE (2011, 151) définit l’entrepreneur immigré comme un investisseur indépendant d’origine étrangère et constate que la proportion de « nouveaux entrepreneurs » est plus forte parmi les immigrés que parmi les autochtones (OCDE 2010). En Belgique, comme dans le reste de l’Europe, le taux de travailleurs indépendants est plus élevé parmi les actifs nés à l’étranger (15 %) que ceux nés dans le pays (12 %). Selon les données de la Sécurité sociale des indépendants (2020), 14 % des indépendants sont d’origine étrangère. Si les observations quantitatives sont stables entre le début de la décennie 2010 et le début de la décennie 2020, les travailleurs immigrés ou issus de l’immigration forment, dans l’UE, un groupe très diversifié selon, entre autres, l’origine, le genre et la durée d’installation dans le pays d’accueil. Parmi ces caractéristiques, le fait d’être originaire d’un pays de l’UE ou non induit de grandes diversités dans le domaine de l’entrepreneuriat (type et volume de l’activité, progression des affaires).

Manço et Gerstnerová (2016) mentionnent aussi la disponibilité d’une main-d’œuvre familiale au sein des communautés immigrées. Les auteurs identifient une corrélation entre l’augmentation, ces dernières décennies, du nombre de travailleurs indépendants d’origine turque en Belgique et le nombre de personnes de Turquie ayant immigré dans ce pays, après un mariage ou dans le cadre du regroupement familial. La mobilisation du capital social d’une communauté immigrée peut certes stimuler le développement d’entreprises au sein de groupes issus des migrations où l’apparition d’activités informelles n’est cependant pas rare.

Une dimension genre

Pour l’OCDE (2011), la proportion des femmes entrepreneures est faible : en moyenne, 30 % du total des entrepreneurs, tant chez les immigrés que parmi les autochtones. Par ailleurs, le taux d’abandon des entreprises créées par les femmes serait aussi plus élevé.

Force est cependant de constater que le rôle des femmes immigrées est remarquable dans le lancement et le maintien des affaires, notamment au sein de la communauté turque de Belgique. Au départ inactives, on les voit apparaître comme cheffes d’entreprises familiales, dans les années 80, alors que les époux drainent une autre source de revenus, durant la période de décollage des commerces. Leurs filles sont actives également au sein de ces établissements avec un effet positif sur le taux d’emploi des travailleuses issues de l’immigration (Manço, 2006). On observe également l’augmentation de l’accès aux études supérieures parmi les enfants de propriétaires de commerce, ce qui signe le mouvement d’embourgeoisement, déjà amorcé durant les années 90, au sein d’une immigration au départ ouvrière (Manço et Akhan, 1994).

Quand la main-d’œuvre familiale commence à manquer, car les affaires prennent de l’ampleur, on remarque une ouverture vers l’embauche de travailleurs non apparentés, voire issus d’autres groupes ethniques : Manço (2006) estime à environ un tiers la proportion de travailleurs non turcs que les entrepreneurs de cette origine emploient, à travers l’UE. Remarquons cependant que la plupart d’entrepreneurs et entrepreneures immigrés n’emploient aucun travailleur ; ils seraient 50 à 75 % à travailler seuls dans les pays de l’OCDE (2011), même si la contribution de l’entrepreneuriat immigré à la création d’emplois augmente régulièrement.

Diversité de l’entrepreneuriat immigré

Les travaux de l’IRFAM (Gatugu et coll., 2001, 2004, Manço 2005) suggèrent que l’activité indépendante peut être un choix par dépit pour nombre d’immigrés dont les diplômes et l’expérience professionnelle, au pays d’origine, ne sont pas valorisés sur le marché de l’emploi du pays d’immigration8 (Gatugu, 2016, 3). Pour Pécoud (2012, 1), en effet, « la création d’entreprises est (re)devenue un recours pour les immigrés et leurs descendants, confrontés à des processus socio-économiques qui les affectent directement : discriminations, sous- ou déqualifications, restructurations, chômage, dérégulation du marché de l’emploi, crise de l’État-providence ».

Portes et Yiu (2013) classifient les entreprises créées par les migrants en ces catégories, non exclusives :

  • les entreprises « circulaires » : des sociétés transnationales acheminant des services et des biens entre divers pays (pays d’accueil, de transit et d’origine) ;
  • les entreprises culturelles : proposant des produits culturels dans le pays d’origine ou dans le pays de destination, en ciblant les expatriés (journaux, livres, musique, agences de voyages, etc.) ;
  • les entreprises ethniques : proposant des produits à la fois à une clientèle expatriée et à un public plus général (surtout des restaurants, des magasins d’alimentation ou de vêtements) ;
  • les entreprises établies dans une stratégie de migration de retour : transferts de biens et de services vers le pays d’origine ;
  • les sociétés transnationales : des entreprises situées au départ dans le pays d’origine et qui pénètrent le marché du pays de destination (en ciblant parfois les communautés d’expatriés) ou l’inverse ;
  • les entreprises ciblant des secteurs économiques ou géographiques abandonnés par les entreprises du pays d’accueil, en utilisant parfois la main-d’œuvre immigrée, ambulante ou du pays d’origine.

Les entrepreneurs immigrés se saisissent, ainsi, de « niches » économiques à risque et peu lucratives, désertées par les réseaux économiques majeurs (Waldinger, 1994). Souvent, ces « déserts » commerciaux se trouvent dans les quartiers relégués, où sont concentrées des populations issues de l’immigration de diverses origines qui ont des besoins spécifiques en termes de produits et services (Sahin et coll., 2010). Ces besoins orientent la nature (alimentation ethnique, habillement, services aux personnes, services de communication, transports, productions culturelles, etc.) ou le mode de fonctionnement (heures d’ouverture adaptées, vente à crédit, etc.) des commerces créés par les immigrés.

Toutefois, il convient de noter que les entrepreneurs immigrés ne s’orientent pas uniquement vers des secteurs à caractère ethnique ou à destination des communautés d’origine. De la même manière, les entreprises créées par les migrants ne sont pas toujours concentrées dans les grandes villes. Il arrive aussi qu’elles remplissent des vides commerciaux dans les localités semi-urbaines (OCDE, 2010). Malgré cet étalement géographique et cette diversification sectorielle (et de la clientèle), il arrive que certaines entreprises créées par les migrants (notamment dans la restauration, les transports, l’entretien ou la construction) conservent des modes de fonctionnement prenant appui sur la vie communautaire immigrée (Manço, 2005).

Les liens entre, d’une part, le développement du commerce ethnique et, d’autre part, l’émulation de la vie associative laissent entendre des possibilités de flux financiers (Mapatano, 2010) intracommunautaires (à l’intérieur de la diaspora), voire avec le pays d’origine (renforcement des liens de loyauté, d’une conscience identitaire et de liens). Le même facteur facilite sans doute l’accès à la propriété pour les investisseurs issus de l’immigration (opportunités de location, aides pour des travaux de réfection, etc.), comme à des prêts financiers internes à leurs communautés.

La concentration géographique des affaires commerciales est en plus influencée par la santé économique globale des régions investies : 37 % des établissements créés par les Turcs de Belgique sont à Bruxelles (ville tertiaire) où sont installés seulement 25 % de la population de cette origine. En revanche, la Wallonie (vieille région industrielle) qui accueille 26 % de la population immigrée turque compte seulement 20 % des commerces de ce groupe (Manço, 2000).

Il faut également interpréter l’émergence d’indépendants immigrés comme un des signes de l’inclusion des communautés d’origine étrangère qui, à travers le commerce, au départ « ethnique », s’étendent peu à peu vers d’autres groupes culturels, à la recherche de nouveaux clients, de nouveaux partenariats, de nouveaux collaborateurs et de nouveaux secteurs d’activité, de plus en plus « généralistes » (Rath et Kloosterman, 2000). L’entrepreneuriat des migrants pour l’économie locale présente de nombreux avantages et de raisons d’encourager l’esprit d’entreprendre parmi les immigrés : la dynamisation des tissus commerciaux locaux, l’animation des quartiers, la création d’emplois et de richesses, la diversification des produits et services proposés, diversification des modes de fonctionnement des commerces ou encore la dynamisation des relations interculturelles.

Soutenir l’auto-emploi des migrants

Selon l’OCDE (2010, 2011), l’entrepreneuriat immigré est davantage voué à l’échec que l’entrepreneuriat autochtone : quelles que soient les qualifications des acteurs ou leur expérience, les entreprises des immigrés auraient 27 % de chances de survie en moins que les entreprises des natifs.

Les problèmes les plus souvent rencontrés par les entrepreneurs migrants sont l’insolvabilité et, pour certains, les difficultés à obtenir des crédits (Manço, 2005). Le groupe de professionnels issus de l’immigration souffre également d’un manque de formation adéquate (marketing, gestion, comptabilité, fiscalité, gestion des ressources humaines, législations) ou de la non-maîtrise des langues du pays d’installation. Ce fait est également une des raisons de la concentration des activités indépendantes des immigrés au sein des grandes villes européennes, où des ressources et des informations sont accessibles en ces matières, à l’intérieur de larges communautés immigrées.

Il y aurait donc lieu de soutenir davantage les entrepreneurs issus de l’immigration dans l’intérêt des pays d’installation (Rath, 2011). En effet, leurs contributions ne se limitent pas qu’à créer de l’(auto)-emploi ; on les voit également stimuler les populations de leur origine dans le sens de l’entrepreneuriat (Guzi et coll., 2015).

Parmi les dispositifs pour stimuler la création d’affaires par les migrants, nous remarquons deux orientations : (1) des mesures de soutien spécifiques aux entrepreneurs déjà établis dans les pays, visant à augmenter leur capacité à développer leurs activités et (2) des mesures d’admission spécifiques permettant de sélectionner les meilleurs candidats, c’est-à-dire ceux dont le capital humain et financier, ainsi que les plans d’entreprise sont de nature à répondre aux besoins du pays hôte et à renforcer le succès de leur entreprise.

S’inscrivant dans la première catégorie d’actions, divers travaux se penchent tant sur les besoins des entrepreneurs migrants que sur les « raisons derrière ces besoins » (Tarius, 2001), comme les facteurs socio-économiques et culturels qui tendent à expliquer leurs orientations en matière d’entrepreneuriat (De Angelis et coll., 2017 et Dana et coll., 2019). L’idée est d’illustrer les relations complexes que ces entrepreneurs (et leurs entreprises aux caractéristiques diverses) mettent en œuvre avec les opportunités de soutien de leurs activités (Deakins et coll., 2003), des opportunités, elles aussi, de natures diverses, y compris la mobilisation de formes de capital social (Light et Dana, 2013). Ces dernières renforcent la reproduction d’un modèle culturel traditionnel qui valorise l’auto-emploi et le sens du commerce. Ces valeurs sont, en effet, considérées comme autant de défenses potentielles face aux difficultés que les travailleurs d’origine étrangère peuvent rencontrer. Il s’agit, entre autres, de comprendre dans quelle mesure les orientations académiques, culturelles, ethniques, voire personnelles, ainsi que les liens sociaux variés que ces migrants peuvent développer dans les pays d’installation ont un impact sur leur engagement en tant qu’entrepreneurs et sur le choix et le devenir de leur activité entrepreneuriale.

Notre démarche méthodologique

À travers cette étude, nous souhaitons examiner pourquoi et comment les entrepreneurs migrants développent leurs activités en Wallonie, étayer les problèmes rencontrés et évaluer les solutions développées. L’étude examine les structures d’opportunités et les rapports de force qui permettent à ces acteurs socioéconomiques de trouver un appui ou non au sein de leurs communautés, auprès des structures d’accompagnement et sur le marché local, ainsi que l’état de leurs relations avec les administrations et organes politiques. Le développement de l’analyse permet de mettre en évidence les relations privilégiées par ces entrepreneurs migrants, par routine ou proximité culturelle, à divers moments de leur carrière, mais aussi l’expérimentation de nouvelles alliances avec d’autres communautés, avec les institutions belges. On mesure ainsi les effets de ces interdépendances non seulement sur l’activité économique, mais également sur l’inclusivité plus ou moins importante de la société belge, de ses institutions et de son marché de l’emploi. C’est ainsi que la description du comment et dans quel environnement les entrepreneurs migrants développent leurs activités nourrit la compréhension des facteurs de réussite pour la création d’entreprises en contexte post-migratoire. Elle illustre aussi l’influence de cette activité économique sur l’évolution socioculturelle et politique de nos sociétés diversifiées. Il s’agit donc d’observer non seulement la gestion d’entreprise, les données économiques, sociodémographiques, voire socioculturelles « classiques » concernant les entrepreneurs issus de pays hors UE et installés en Wallonie — qu’ils soient en cours de lancement d’affaires, qu’ils aient réussi le pari de la création de leur activité ou non —, mais aussi de scruter les impacts politiques de leurs apports sur la donne locale. Croiser les carrières d’entrepreneur et les carrières de migration (Martiniello et Rea, 2011) est ainsi une perspective intéressante. Pourquoi un travailleur immigré crée une entreprise? Pourquoi dans un secteur donné et à un moment précis? Quelles sont ses sources d’inspiration et de soutien dans sa communauté d’origine? Quel est l’accompagnement reçu dans le pays d’installation? Quels ont été les obstacles majeurs? Comment les avoir envisagés, avec quels résultats? Quels sont les réseaux autour des entrepreneurs? Quelle est l’évolution de ces relations? Quelles critiques politiques et pratiques tirer de ces expériences?

Le travail empirique sur lequel s’appuie la présente recherche comprend une consultation en ligne et des entretiens approfondis menés auprès de migrants engagés dans la création d’entreprise en provinces de Liège et de Namur. La consultation des acteurs concernés autour de la problématique de l’étude est également un outil de sensibilisation et de mobilisation.

Ces observations sont complétées par la tenue de deux rencontres de discussion avec les personnes concernées et de deux forums publics qui ont permis de débattre des résultats obtenus et de les nuancer ou approfondir. Ces rencontres ont également servi à identifier des pistes de solutions face aux difficultés constatées. L’ensemble du processus, en cela compris la publication des résultats, est mené en concertation avec les dix associations porteuses de l’initiative. La comparaison de ces résultats avec la littérature et les données statistiques sur les créateurs d’entreprises issus des migrations contribue à la discussion et à la validation des observations.

Un échantillon empirique

Entre fin 2020 et le premier semestre 2022, nous avons interviewé, dans les régions namuroise et liégeoise, 61 créateurs d’entreprise originaires de pays hors UE. Ces personnes ont été recrutées de diverses manières. Les uns ont répondu à un questionnaire en ligne diffusé par courriel ou sur des réseaux sociaux, les autres nous ont été conseillés directement par des personnes-ressources (responsables d’associations de migrants, responsables de structures d’aides aux migrants, etc.), les troisièmes nous ont été conseillés par des répondants eux-mêmes et, enfin, quelques autres ont été sollicités directement en visitant leur commerce ou leur site web. Nous avons également proposé un questionnaire à des personnes migrantes que nous avons approchées lors de leur participation aux activités organisées par les associations partenaires, dans le cadre de ce projet. Les participants à l’enquête sont pour la plupart actifs dans l’entrepreneuriat, même si quelques-uns sont en phase de création de leur entreprise. Si une minorité d’entre eux a été accompagnée par une structure lors de la création de l’activité, la plupart ont agi seuls.

L’échantillon empirique est de taille réduite, il n’a pas la prétention d’être représentatif des entrepreneurs originaires de pays hors UE établis en Wallonie. Le moment de l’investigation correspond à la pandémie de Covid-19. L’identification et la rencontre des répondants furent difficiles. Toutefois, le groupe de témoins est diversifié notamment par ses réseaux de recrutement. Il regroupe des entrepreneurs issus de 27 pays, distribués sur quatre continents, même si quinze d’entre eux sont des pays situés en Afrique.

Il comporte 23 femmes pour 38 hommes. L’âge des personnes interrogées va de 23 à 65 ans, même si 37 d’entre eux se situent dans la tranche 36-50 ans. Au sein de l’échantillon de 61 personnes, 15 ont effectué des études supérieures de courte durée, tandis que 29 sont détenteurs d’un titre de master ou plus. Une minorité est moins scolarisée. Si 29 des personnes interrogées travaillent en tant qu’indépendants, 23 entrepreneurs se sont organisés sous forme de société. Neuf ASBL (Associations Sans But Lucratif) font également partie de l’échantillon. Quinze entreprises se présentent comme étant des structures familiales. Nous comptons que 29 des 61 entreprises sondées travaillent essentiellement dans un bassin local, 18 ont un fonctionnement international.

Si 24 entreprises ou indépendants ont un chiffre d’affaires annuel de moins de 10 000 euros, 21 se situent dans la tranche 50 à 100 000 euros. Nous observons dans l’échantillon 29 entreprises ne comptant aucun employé, même si trois d’entre elles emploient de 6 à 20 personnes. Notons que les 61 entreprises ou indépendants se distribuent dans 29 secteurs d’activités différentes : quinze se situent dans le secteur du commerce de détail, neuf sont dans l’Horeca, huit sont des consultants dans différents domaines, six sont dans la construction, trois travaillent dans les technologies de l’information, etc.

Une analyse qualitative

La taille réduite et la nature diversifiée de l’échantillon nous poussent à envisager une stratégie d’analyse qualitative de l’information recueillie au moyen d’une grille d’entretien comportant 25 questions réparties en quatre sections, dont la plupart sont présentées sous une forme ouverte. Ces questions concernent le parcours migratoire, scolaire et professionnel de la personne interviewée, ainsi que les caractéristiques de son projet entrepreneurial, celles de son réseau et de l’écosystème de son activité, les éventuels obstacles et/ou difficultés rencontrées, ce comment elles ont été surmontées, et enfin, des recommandations pour les décideurs, de jeunes collègues, et autres structures comme les organismes de soutien des entrepreneurs. Les répondants ont été informés de l’usage associatif que nous entendions faire de leurs réponses, et aussi de la garantie d’anonymat. La conduite des interviews est inscrite dans une démarche idiosyncrasique, afin que l’expérience de l’entrepreneur puisse non seulement donner du sens à son activité, mais aussi permette de comprendre en quoi son parcours a (ou pas) influencé son choix entrepreneurial.

Nous nous intéressons à la motivation qui a poussé l’acteur vers un emploi indépendant ou à créer sa propre entreprise. L’attention porte également sur la façon de lancer l’affaire commerciale, sur les aides et les réseaux mobilisés ou non, sur leur efficacité, etc. La structuration de l’entreprise au sein d’une communauté immigrée ou son ouverture à l’ensemble de la région d’installation compte au nombre des points analysés. L’observation porte aussi sur la taille de l’entreprise, son évolution dans le temps (en période de crise sanitaire et énergétique). Enfin, une évaluation de l’interlocuteur est sollicitée sur divers points tels que la réception de ses services au sein de la population majoritaire, les difficultés rencontrées dans la création et la gestion de ce commerce, les sources supposées des difficultés, les stratégies mises en œuvre afin de les dépasser, ainsi que la qualité et l’origine des soutiens reçus.

Dans un premier temps, nous avons tenté de thématiser le corpus des réponses et de catégoriser le public à partir des points énumérés. Une typologie à quatre branches est apparue. Sa pertinence est discutée. Elle est validée au regard des données obtenues. Dans un second temps, cette typologie est utilisée pour structurer et décrire la diversité des observations, ainsi que pour les analyser et comparer entre elles les réponses des participants à l’étude.

Enfin, la démarche aboutit à des recommandations politiques. Ces recommandations sont issues du forum organisé à Liège. Une note synthétique de la rencontre et ces recommandations ont été communiquées aux participants et enrichies par leurs retours. Elles ont ensuite été validées lors des séminaires de restitution.

« Devenir son propre patron » : constats principaux

Plus des trois quarts de l’échantillon énoncent comme motivation première à leur démarche d’entreprise la volonté de «devenir son propre patron». En sus, un quart de ces entrepreneurs disent avoir créé leur entreprise pour «contrer la discrimination à l’emploi qu’ils ont dû affronter». Les motivations évoquées moins fréquemment sont la «passion» (un dixième des répondants), la «volonté d’augmenter ses revenus» et «l’envie de changer le monde» (un cas sur vingt).

À la question « Auriez-vous choisi de créer une entreprise, peu importe votre situation professionnelle? », 25 des 61 indépendants migrants répondent par l’affirmative, même si six d’entre eux déclarent qu’ils auraient préféré un statut de salarié, s’ils avaient eu le choix, mais leur situation (administrative, professionnelle, sociale ou personnelle) ne l’a pas permis. Les autres personnes avancent une réponse ambiguë ou passent la question sans y répondre.

Le tableau est similaire pour la question « Auriez-vous choisi le même secteur d’activité, peu importe votre situation en Belgique? » : 26 réponses positives pour dix négatives, et le reste sans réponse. Presque toutes les réponses positives à cette question sont justifiées par la cohérence avec le parcours personnel et professionnel du répondant ou la «passion du métier». Sur l’insistance des intervieweurs, de nombreux répondants ajoutent que la raison derrière leur choix de s’investir dans un secteur économique en particulier est principalement due la conjoncture familiale, sociale et administrative dans laquelle ils se trouvaient avant de lancer leurs affaires : ce secteur leur est paru accessible.

Ces constats semblent cohérents avec les travaux de Volery (2007) qui propose une approche multidimensionnelle pour expliquer les logiques pour lesquelles des migrants se lancent dans la création d’une entreprise commerciale. L’auteur énumère quatre aspects sur la base desquels les commerçants migrants pourraient être différenciés des travailleurs immigrés salariés :

  • Les caractéristiques psychologiques spécifiques telles que le besoin d’accomplissement, la volonté de contrôle sur sa vie et la propension à prendre des risques, dans un contexte social où ils estiment vivre des exclusions ;
  • L’accès à l’information utile grâce à un passé particulier et des réseaux ad hoc ;
  • La capacité d’analyser les opportunités et de les transformer en projet d’affaires ;
  • Le goût pour affronter des défis toujours renouvelés, des capacités de jugement rapides et efficaces.

Il en ressort donc que ni les « prédispositions socioculturelles » de certaines communautés immigrées ni les caractéristiques psychologiques des créateurs d’entreprises ne sauraient, à elles seules, constituer une raison exclusive pour justifier l’aptitude de certains migrants à entreprendre. Il faut y ajouter la médiation de facteurs environnementaux, sociopolitiques et économiques qui, à la fois, constituent un contexte de contraintes et offrent des structures d’opportunités avec lesquelles l’entrepreneur doit interagir (Martiniello et Rea, 2011). Une partie de ces facteurs socio-économiques sont spécifiques aux migrants et font référence aux difficultés linguistiques, aux barrières administratives, à une faiblesse des réseaux utiles à l’activité commerciale, ainsi qu’à des discriminations.

La personnalité juridique

Un tiers des entrepreneurs migrants interrogés détiennent le statut de travailleur indépendant et un autre tiers exercent en tant que société à responsabilité limitée (SRL). Le reste exerce sous d’autres statuts (société en nom collectif, association sans but lucratif…).

L’activité professionnelle de la moitié de l’échantillon a un bassin local. Un tiers des répondants affirment travailler à l’international, le solde exerce une activité dont le bassin est tantôt l’ensemble de la Belgique (un cinquième des répondants), tantôt régional : la Wallonie (un dixième des répondants).

Un tiers de ces entrepreneurs développe une activité dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur ou égal à 100 000 euros et l’activité d’un quart d’entre eux génère annuellement entre 10 000 et 50 000 euros. Si le reste de l’échantillon est entre ces deux polarités, on compte également avec quelques associations dont le chiffre d’affaires annuel est inférieur à 10 000 euros.

Le secteur dans lequel se trouvent le plus massivement les entrepreneurs de l’échantillon est le commerce de détail (un quart), suit la restauration (un sixième). Nous avons également des témoins dans les secteurs de la consultance et de la construction qui regroupent chacun un dixième des répondants. Enfin, quelques acteurs sont dans le transport et la logistique, l’informatique, le nettoyage, ainsi que les professions libérales dans le domaine de la santé.

Cet échantillon, bien qu’empirique, ne s’éloigne pas grandement d’une composition représentative des entrepreneurs migrants. En effet, selon les statistiques du Monitoring socio-économique de 2022, les entrepreneurs issus de l’immigration extra-européenne exercent majoritairement dans les secteurs suivants, par ordre croissant : le commerce, la restauration, les activités spécialisées, scientifiques et techniques, le transport et l’entreposage, la santé humaine et l’action sociale, et les activités de ménage. Les secteurs d’activité où ce public est le moins représenté sont successivement l’information et communication, administration publique et enseignement, et enfin les activités de services administratifs et de soutien.

Les réseaux professionnels

La moitié de l’échantillon est constitué par des personnes qui n’ont pas d’associés, il s’agit essentiellement de travailleurs indépendants. Les entrepreneurs organisés en société ont d’un à trois associés, et quelques-uns d’avantage.

Pour ceux qui ont des associés, dans un cas sur trois, il s’agit de personnes de leur origine ou originaires d’un pays géographiquement et/ou culturellement proche (d’un point de vue linguistique, religieux, historique…). Dans un cas sur dix l’associé est originaire d’un pays hors UE, autant sont issus d’un État de l’UE.

Dans l’échantillon, une trentaine d’entrepreneurs ont des employés : en général, quatre ou moins, même si quelques-uns se sont constitués des équipes de cinq à vingt personnes. Ces personnes sont pour la plupart de diverses origines issues de l’immigration. En revanche, la moitié des entrepreneurs n’a pas d’employés réguliers.

S’agissant de prestataires travaillant pour les entrepreneurs de l’échantillon, la moitié en dénombre plus de cinq. Dans l’autre moitié de l’échantillon, ce type d’acteurs est rare.

On note que l’échantillon comprend beaucoup d’entreprises organisées dans un cadre familial ou fonctionnant au sein d’une communauté de personnes de la même origine. Quand ils existent, les associés de l’affaire sont majoritairement originaires du même pays (ou d’un pays proche). Le même constat vaut également pour l’origine des employés : dans 13 cas sur 26, le personnel est aussi de la même origine (ou d’un pays proche) que le porteur de l’affaire. Sur les 30 répondants qui font état d’un ou de plusieurs partenaires d’affaires, 15 déclarent que ces derniers sont originaires de leur pays ou d’un pays proche. Toutefois, pour à peine un entrepreneur sur dix, la clientèle est majoritairement composée de personnes de son origine ou est originaire d’un pays qui en est proche.

Les difficultés des entrepreneurs

« Mes difficultés étaient liées à un manque de confiance à cause de ma couleur de peau. Avec le temps, les choses se sont normalisées, je leur ai prouvé que j’étais sérieux. À un moment donné, je voulais tout laisser tomber. J’ai passé la première année sans comptable. Aucun comptable ne voulait de moi parce que je suis noir. L’un d’entre eux m’a dit un jour “vous les Noirs, vous ne payez pas !” J’ai été aux contributions demander de l’aide avec mes factures. Finalement, c’est eux qui m’ont trouvé un comptable. J’en ai pleuré ! Je ne parle même pas des compagnies d’assurances ou des banques… C’est difficile d’obtenir un crédit. Heureusement, je n’ai pas beaucoup de difficultés avec mes clients. »9

Si 44 participants à l’étude sur 61 estiment, à des degrés divers, que leur activité professionnelle a évolué positivement depuis ses débuts, dix donnent l’avis inverse et le solde a une position mitigée sur cette question.

Deux tiers des répondants déclarent avoir rencontré diverses difficultés dans la mise en œuvre et la gestion de leur entreprise, des difficultés qu’ils attribuent spécifiquement à leur origine étrangère et à leur statut de personne issue de l’immigration. Il s’agit de :

  • complications (faire reconnaître un diplôme, un permis de conduire ou une expérience obtenue à l’étranger) : un cinquième des répondants ;
  • contentieux avec l’administration (permis de séjour ou de travail) ou des entreprises publiques (un sixième) ;
  • obstacles dans l’accès à la profession ou à la gestion (un sixième) ;
  • différends avec des banques, des assureurs ou autres organismes financiers (un sixième) ;
  • entraves dans l’accès à un local ou à un véhicule commercial (un septième) ;
  • conflits avec des employés, collègues, concurrents, voisins, clients, partenaires ou fournisseurs (un septième) ;
  • et enfin, d’insuffisances en langue française (un dixième).

Les entrepreneurs concernés expliquent ces difficultés de plusieurs manières. Ils évoquent, premièrement, le manque d’information et de connaissance chez leurs interlocuteurs à propos des réalités des entrepreneurs immigrés (un tiers des répondants).

« Les gens ne croient pas que je puisse être le patron de cinq ouvriers, vu mon âge et mon origine… »

« Je ressens un doute sur mes capacités en tant que personne d’origine étrangère, une certaine méfiance».

Ils estiment, ensuite, que ces préjugés et la méfiance dont ils sont l’objet en raison de leurs origines, donnent lieu à des traitements inégaux, notamment au sein des administrations qui régentent la vie économique, auquel cas, certains d’entre eux parlent de «barrières systématiques» ou «systémiques», bien ancrées dans le fonctionnement des institutions (un quart des répondants).

« J’ai des difficultés à comprendre les contrôles effectués tout le temps dans mon établissement par les autorités publiques, est-ce ainsi partout? »

« Le système administratif est complètement obsolète et rigide dès lors que l’on arrive avec un dossier en dehors des habitudes! »

Dans certains cas, les différends sont personnels et concernent des questions de concurrence, avec des allusions à l’origine des témoins (un quart des répondants).

«Chacun protège de ses plates-bandes ».

«J’ai pas mal essuyé la jalousie des voisins : ils me disaient, “on est chez nous!” »

Enfin, le reste de réactions recueillies portent essentiellement sur le manque de soutien institutionnel lors de la création de l’entreprise.

« Un manque de soutien de la part des pouvoirs publics, c’est difficile à comprendre ».

« Le sous-financement, les banques se désintéressent de nous ».

La résilience des entrepreneurs migrants

Pour la moitié des entrepreneurs, ces difficultés leur inspirent de la résilience et plus d’ardeur pour préparer l’avenir de leur activité professionnelle.

« Ce que ces difficultés m’inspirent? Trouver des alternatives et d’avancer malgré elles!»

«Les adversités ne m’arrêtent pas; cela me rend plus fort mentalement ».

« À devenir de plus en plus indépendant et à continuer : travailler dur!».

«Quand je décèle une attitude raciste, je pense que j’ai heureusement d’autres personnes qui reconnaissent la qualité de mon travail et n’hésitent pas à faire appel à mes services ».

« Je fais avec les difficultés. Il y a tellement de personnes à voirJe m’adapte et continue à travailler ».

En revanche, pour un quart des répondants, les barrières éprouvées inspirent des pertes et leur rappellent leur vulnérabilité professionnelle :

«J’ai beaucoup d’incertitudes et je pense à la fragilité de mon activité professionnelle».

«Cette lenteur des administrations nuit au développement de mon activité. C’est une perte de temps et d’argent. Je pense parfois à fermer mon entreprise».

Enfin, pour le reste des répondants, les préjugés et le manque de confiance dont ils font l’objet en raison de leur statut d’immigrés engendrent un profond questionnement et un besoin d’information. Cela les incite à élargir et diversifier leurs réseaux.

« Cela me rappelle l’importance d’accéder à une bonne information auprès des fiduciaires ou comptables. Certains sont bénévoles et participent à des rencontres organisées par microStart ou des clubs-services comme le Lion’s. Certaines personnes nous soutiennent ! »

« J’essaye d’être entouré par des professionnelsde m’associer avec des collègues, enrichir notre offre et nous faire connaître ».

Pour autant, à la question, «Avez-vous recherché de l’aide en raison de l’une de ces difficultés?», 41 personnes répondent par la négative. Seulement 20 personnes au sein de l’échantillon affirment rechercher activement une aide professionnelle pour embrasser les difficultés qu’elles rencontrent en tant que travailleurs indépendants.

Si 31 entrepreneurs ont l’impression d’avoir été soutenus dans le cadre du lancement de leur entreprise, force est de constater que cette aide a souvent comme origine la famille ou la communauté ethnique ou religieuse de l’intéressé. Elle est considérée comme efficace pour environ de la moitié des répondants concernés.

Les leçons tirées par les entrepreneurs

Face aux problèmes, les répondants conseillent aux candidats entrepreneurs issus de l’immigration et aux responsables administratifs et politiques concernés par les questions liées à la création d’entreprises de mettre en place des plateformes de dialogue entre acteurs chargés de soutenir les créateurs d’entreprises et des immigrés qui ont lancé des affaires commerciales. Ces espaces de dialogue et de débat auraient pour objectif de permettre une interconnaissance entre créateurs d’entreprises migrants et administrations, banques ou structures associatives chargées de les soutenir. Les témoins estiment que ce type de dispositifs d’information et de networking contribueraient à des prises de conscience, de part et d’autre, afin de mieux comprendre les besoins et les possibilités mutuelles. Il s’agirait également de s’adapter aux aléas et contextes de travail des indépendants issus de l’immigration, ainsi que de valoriser leurs activités et apports. Ces initiatives collectives auraient, de plus, la vertu de faire connaître aux créateurs d’entreprises l’éventail, large en Wallonie (Kuete et Manço, 2021), des structures d’aides aux entrepreneurs.

Plus précisément, les recommandations ciblent la composition et l’action des structures d’aide :

« On dirait que les employés des structures d’aide ne connaissent pas les réalités des entrepreneurs étrangers. Qu’ils ne sont pas à l’écoute. Les discriminations qu’ils vivent ont des impacts négatifs au niveau de leurs affaires, mais aussi de leur santé. Il faut adopter des mesures qui correspondent à cela, pas juste dénoncer le racisme sur des affiches ».

«Bien choisir les professionnels susceptibles d’aider les autres à créer des entreprises, surtout en ce qui concerne les discriminations : il faut engager dans les structures d’aide des personnes étrangères qui connaissent ce dont on parle! »

« Informer, former et conseiller plus et plus régulièrement les entrepreneurs étrangers en diverses langues, comme parfois en Flandre ».

« Pour rendre la communication simple et l’encadrement régulier, pourquoi ne pas utiliser les ressources des associations de migrants? Ce serait une façon d’encourager et de valoriser les apports des immigrés ».

« Utiliser davantage les médias et présenter les entrepreneurs étrangers pour mettre en lumière leur travail et la diversité de notre économie ».

« Les communes, les provinces pourraient mettre en place des aides de proximité pour soutenir les personnes migrantes à créer des sociétés et des emplois. Elles ont tout à y gagner : des loyers, des taxes… »

D’autres recommandations visent l’allégement des démarches administratives qui concernent l’accès à la profession, mais aussi l’accès aux crédits :

«L’accès à la gestion et à certaines professions est une véritable barrière. Cela n’existe plus en Région flamande! Les diplômes étrangers ne sont pas reconnus et cela limite les possibilités des entrepreneurs immigrés ».

« L’attitude incrédule des banques quand on leur demande un crédit pour ouvrir un commerce est vexatoire ».

Vers une typologie des entrepreneurs et indépendants migrants

Comme le suggèrent les principaux résultats, il est possible de structurer les données recueillies autour de deux axes, afin d’en approfondir l’analyse.

D’une part, la motivation à la base du lancement de l’entreprise : celle-ci peut faire l’objet d’un désir ou d’une «passion», selon certains, et s’inscrire dans la suite logique de l’expérience académique et professionnelle de l’entrepreneur ou consister en une «démarche par opportunité» selon lecture de Volery (2007). Toutefois, l’exercice d’une profession indépendante peut aussi faire, a contrario et à des degrés divers, l’objet d’un « non-choix », être une situation subie par le travailleur migrant, pour diverses raisons.

D’autre part, la taille de l’entreprise considérée au moment de l’interview : comme on l’a vu, au sein de l’échantillon, cet indicateur peut varier de la seule personne de l’entrepreneur (la moitié) jusqu’à une équipe de 20 travailleurs. La distribution de cet indicateur est également en relation avec d’autres variables, comme le nombre et l’origine des associés et des partenaires d’affaires. Cette distribution est présentée dans le tableau 1.

Tableau 1S’il avait pu, le répondant aurait aimé travailler sous un autre statutLe répondant aurait créé son entreprise, quelle que soit sa situation en BelgiqueTotaux
Travaille seul ou avec moins de cinq employés, tous de son origine311748
Travaille avec cinq employés ou plus, de diverses origines5813
Totaux362561

La majorité des personnes qui subissent le statut d’indépendant travaillent seules ou au sein d’une équipe réduite et composée par des personnes de leur origine. En revanche, bien qu’en moins grand nombre, les répondants qui aurait créé leur entreprise quelle que soit leur situation professionnelle dans le pays sont plus équitablement répartis que la précédente catégorie entre entreprises de tailles et de degré d’hétérogénéité divers quant à la provenance des travailleurs.

On notera également que, dans l’échantillon, la taille et l’hétérogénéité ethnique d’une société peuvent conditionner sa forme juridique. On constate que les indépendants travaillent en général seuls, l’arrivée de travailleurs oriente le chef d’entreprise vers la constitution d’une société. Ces dernières sont plus équitablement partagées en entités « homogènes » et « hétérogènes » que les associations davantage de petite taille et composées de travailleurs de même origine (tableau 2).

Tableau 2ASBLIndépendantsSociétésTotaux
Travaille seul ou avec moins de cinq employés, tous de son origine8271348
Travaille avec cinq employés ou plus, de diverses origines121013
Totaux9292361

Nous proposons ainsi de partager l’échantillon en quatre parties (tableau 3) et de considérer le type 1 comme la figure d’un créateur d’entreprise qui assume son choix et qui a su constituer une société de taille relativement grande par rapport aux autres au sein de l’échantillon, rencontrant une certaine diversité d’origine au sein de son personnel. Ce type regroupe huit entités sur 61.

À l’opposé le type 4 serait le cas d’un indépendant qui subit cette orientation professionnelle et travaille seul ou avec quelques collaborateurs de la même origine que lui. La moitié de l’échantillon est de ce gabarit (31 personnes sur 61).

Le type 3 correspond à la situation d’un créateur d’entreprise d’origine étrangère qui témoigne du fait que son choix professionnel peut aussi être imposé par sa position défavorable au sein du marché de l’emploi belge. En revanche, à la différence du type 4, il est aux commandes d’une entreprise davantage grande et diversifiée quant à son personnel. Ce groupe renvoie au cas de cinq entreprises dans l’échantillon.

Enfin, le type 2 serait un travailleur migrant ayant opté pour le statut d’indépendant (ainsi qu’un secteur d’activité précis) à dessein, mais fonctionnant au sein d’une très petite entreprise, souvent familiale, et homogène quant à sa composition. Dans l’échantillon, 17 personnes sur 61 correspondent à ce profil.

Tableau 3S’il avait pu, le répondant aurait aimé travailler sous un autre statutLe répondant aurait créé son entreprise, quelle que soit sa situation professionnelle en Belgique
Travaille seul ou avec moins de cinq employés, tous de son origineType 4 (N=31)Type 2 (N=17)
Travaille avec cinq employés ou plus, de diverses originesType 3 (N=5)Type 1 (N=8)

Sur la base des réponses obtenues, il apparaît que les participants à l’enquête classés sous le type 2 sont surtout des indépendants. La forme ASBL est concentrée, quant à elle, dans le type 4.

La majorité (17/25) des entrepreneurs des types 1 et 2 jouissent de la présence parmi leurs proches de commerçants, de chefs d’entreprise dans divers secteurs, voire de personnes exerçant la même activité professionnelle qu’eux. Ils reconnaissent s’en être inspirés et avoir été conseillés par ces personnes davantage expérimentées qu’eux. Cette possibilité ne concerne que sept personnes sur 36 au sein des types 3 et 4.

À la question «Avez-vous été aidé, soutenu, accompagné dans la création ou le développement de votre entreprise ou activité?», 19 sur 31 personnes du type 4 (61 %) répondent par la négative. Alors que cette valeur n’est que de 11 sur 30 (37 %) dans les autres branches de la typologie.

En synthèse, la moitié de l’échantillon de créateurs d’entreprise originaire d’un pays hors UE et installés en Wallonie travaille seul ou avec moins de cinq employés. Ces derniers sont, comme les éventuels partenaires, majoritairement de la même origine que le répondant. Si ces entrepreneurs l’avaient pu, ils auraient travaillé sous un autre statut professionnel et/ou dans un autre secteur. Ces personnes sont surtout des indépendants. Le chiffre d’affaires annuel dans ce groupe reste faible, autour des 10 000 euros par an. À la différence d’autres catégories observées dans l’étude, ces indépendants ne jouissent pas, dans leur entourage, de la présence de commerçants ou de chefs d’entreprise dont ils auraient pu partager l’expérience. De la même manière, ils affirment ne pas avoir été soutenus dans la création de leur activité, alors qu’ils font état de difficultés auxquelles ils ont été confrontés, dont certaines en lien avec des préjugés sur leur origine.

Ressources et difficultés

Pour les entrepreneurs migrants interviewés lors du sondage, ainsi que lors des rencontres publiques, les difficultés dites « administratives », d’une part, et des différends dits « culturels », d’autre part, sans oublier les obstacles économiques qui se posent à eux, semblent occuper une place prépondérante et spécifique dans leur pratique professionnelle, en lien avec leurs origines extra-européennes. Toutefois, des ressources existent pour faire face à ces difficultés, et les témoins en ont égrainé de nombreuses.

Des difficultés

L’accès la profession, les problèmes d’équivalence de diplôme et de validation de compétences. Parmi ce qu’il faut retenir des constats présentés, les obstacles survenant lors des démarches administratives sont à noter : il s’agit, par exemple, de requêtes auprès des administrations pour la reconnaissance d’un diplôme ou pour l’obtention d’une carte professionnelle, ou encore de démarches auprès d’établissements de formation pour la validation de compétences. Dans certains cas, les témoins ont également signifié des difficultés survenant lors de négociations avec des entreprises partenaires, des fournisseurs ou des clients. Les démarches administratives occupent une place significative dans les barrières à l’auto-emploi des personnes migrantes.

Difficultés financières. Les critères pris en compte par les banques pour évaluer la faisabilité d’un business plan ne tiennent pas toujours compte des qualités personnelles des porteurs de projet, a fortiori, si ces derniers sont issus d’un horizon culturel inconnu de l’opérateur financier. Selon le rapport de l’European Banking Authority (2020), les établissements financiers devraient analyser une demande de prêt afin de s’assurer qu’elle est conforme à leur appétence au risque, aux politiques de crédit, aux limites et paramètres applicables, ainsi qu’à toutes mesures macroprudentielles pertinentes. Pour la Fédération Belge de Finance, la capacité de remboursement reste le critère principal pour l’octroi d’un crédit et tient compte, entre autres, de l’analyse de la situation financière de l’emprunteur, de son modèle d’affaires et de sa stratégie, de l’évaluation des garanties, des sûretés, de la solvabilité. Comment s’assurer que cet examen, a priori objectif et dans l’intérêt des demandeurs, puisse être réalisé sans préjugés lorsque le récipiendaire est issu d’un groupe culturel éloigné de celui de l’examinateur ? En effet, comment s’assurer de prendre les bonnes décisions sans analyser également, dans chaque cas, des qualités telles que le courage, l’enthousiasme, la créativité, l’optimisme, la passion, certes subjectives, mais qui sont cités par des éditorialistes de la presse économique comme des attributs indispensables pour devenir chef d’entreprise ? Ces questions sont autant d’hypothèses pour expliquer pourquoi les entrepreneurs rencontrés ont parfois vécu comme expéditif le fonctionnement des organismes bancaires à leur vis-à-vis. Il faut toutefois concéder la complexité de l’estimation du risque financier face à des projets d’entreprise proposés par des acteurs « atypiques » (ou éloignés des caractéristiques sociologiques du personnel de la plupart des organismes bancaires), des acteurs comme des migrants, jeunes ou des entrepreneures. Ces catégories se superposent et les difficultés décuplent dans les situations intersectionnelles (OCDE/UE, 2016). De jeunes travailleurs et des entrepreneurs nouveaux arrivants et non propriétaires, etc. ne peuvent, en effet, pas remplir aisément les critères de confiance et les conditions formelles de l’octroi de prêts bancaires. Dans ces conditions, ils se voient refuser l’intervention financière, également afin de leur éviter des échecs prévisibles… Pourtant, force est de constater que des structures telles que MicroStart qui ont précisément un public nombreux et issu de l’immigration avancent un taux de remboursement proche de 100 %.

Différends culturels. Des biais culturels négatifs et diverses discriminations s’ajoutent aux obstacles auxquels les immigrés entrepreneurs font face dans l’exercice de leur fonction. Les auteurs pointent particulièrement la situation laborieuse des entrepreneurs réfugiés (OCDE, 2019). Leur document évoque aussi des barrières linguistiques, l’adaptation à une nouvelle culture professionnelle, la navigation au sein d’un nouvel environnement institutionnel et d’un écosystème pas toujours transparent, ainsi que l’absence d’antécédents de crédit, un statut légal précaire, des réseaux professionnels restreints, etc. (OCDE/Union européenne, 2022), des freins qui rejoignent les obstacles économiques relevés dans nos propres constats.

Questions d’identification et de reconnaissance. Comme le montrent certains de nos constats, le manque de valorisation de leur entrepreneuriat peut conduire des acteurs économiques issus de l’immigration à un manque de confiance en soi et à un niveau de légitimité perçu inférieur à d’autres entrepreneurs. Cela peut affecter négativement leurs relations avec l’écosystème économique (Ogbor, 2000). Pour Shaw et coll. (2009), dans le cas d’entrepreneures immigrées, des attitudes genrées se combinent aux biais existant pour les entrepreneurs immigrés, ce qui peut davantage limiter leur accès aux ressources et crédibilité perçue (OCDE, 2020). En revanche, ainsi que notre étude le montre, le rôle renforçant des réseaux communautaires et des associations de migrants dans l’orientation des personnes immigrées vers l’auto-emploi et dans l’accompagnement de leur développement socio-économique est confirmé par de nombreux travaux. Dana et coll. (2019), par exemple, montrent comment des mécanismes communautaires basés sur la solidarité, la réciprocité, la confiance et la responsabilité sociale créent et préservent la prospérité des communautés minoritaires, au fil des générations, en les transformant en un acteur important du développement des régions qu’ils habitent. En particulier, de nombreuses publications10 soutiennent l’argument d’une contribution significative des migrants entrepreneurs à la croissance économique, à la création d’emploi et aux intérêts socio-économiques des régions d’accueil (dynamisation des tissus commerciaux locaux, animation des quartiers, création d’emplois et de richesses, diversification des produits et services proposés, diversification des modes de fonctionnement des commerces, dynamisation des relations interculturelles, etc.). Le rôle des réseaux communautaires comme capital social semble cependant devoir être nuancé, car l’entre-soi peut conduire à un appauvrissement des réseaux professionnels et n’exclut donc pas la pertinence d’une ouverture vers un environnement économique et professionnel plus vaste.

Des ressources

Faire face aux difficultés administratives. Face aux difficultés en lien avec les démarches administratives comme l’accès la profession, les problèmes d’équivalence de diplômes ou de validation des compétences, plusieurs témoins ayant participé à l’investigation laissent entendre qu’ils se sont sentis seuls. Pourtant, les Centres régionaux d’intégration pourraient intervenir en ces matières comme lieux ressources. On remarque pourtant une absence de lien entre ces centres (ou autres structures d’accompagnement) et le public migrant créateur d’entreprise. En effet, certains entrepreneurs participant aux débats publics n’ont pas manqué de souligner la difficulté de joindre ces services. L’un des défis de ces structures reste donc de mieux communiquer avec le public créateur d’entreprise et de le convaincre de leur utilité. En revanche, les responsables des associations créées par des migrants, comme celles porteuses de la présente étude, se disent souvent être sollicités par des compatriotes et rendent des services d’information, d’orientation ou de traduction, et ce à titre bénévole, alors que les structures d’accompagnement sont financées par l’État.

Envisager les obstacles financiers. Durant les rencontres organisées, divers représentants d’institutions financières ont pu présenter leurs solutions en faveur des entrepreneurs. La SOWALFIN, par exemple, structure créée par le Gouvernement wallon, facilite l’accès aux capitaux, dans la mesure où elle propose des garanties en couverture de financements bancaires, ainsi que d’autres produits. Elle joue un rôle complémentaire aux banques et fonctionne en collaboration avec plusieurs partenaires. Toutefois, ses services sont peu connus des indépendants immigrés et, en particulier, la barrière de la langue et de la communication en ligne rend ces aides peu accessibles. Ces constats sont loin d’être nouveaux ou spécifiques à la Wallonie : des recherches comme Deakins et coll. (2003) les mentionnent déjà à propos de structures similaires situées dans d’autres pays, sans que leurs mises en garde ne transforment le mode de fonctionnement de ces acteurs, relativement fermé aux minorités, à l’instar des banques. Pourtant, plusieurs banques commerciales en Belgique semblent avoir bien saisi l’opportunité que représente l’entrepreneuriat migrant et mesurent également leurs difficultés à servir ce public. Selon un représentant du secteur de la microfinance présent aux forums, il faut noter que des associations telles que MicroStart (dont le public est composé à plus de 60 % de personnes nées en dehors de l’UE) qui soutiennent des entrepreneurs qui démarrent leur activité commerciale sans ressource financière sont des émanations de banques mainstream. La structure mentionnée fonctionne, ainsi, comme un tremplin et permet à ses usagers de pénétrer, à brève échéance, la clientèle d’une banque classique. La proximité entre MicroStart et son public extra-européen s’explique par divers facteurs comme l’octroi rapide d’un crédit professionnel sans réserve financière. Cette facilité suscite la confiance des publics concernés, éloignés du secteur bancaire, qui, en retour, alimentent la structure en la vantant au sein de leurs communautés respectives. Par ailleurs, MicroStart a une méthodologie qui se base sur le tutorat individuel de longue durée. Celui-ci met en contact des créateurs d’entreprise migrants avec des gens d’affaires locaux, expérimentés et volontaires pour accompagner de nouveaux entrepreneurs (suivis comptable, fiscal, juridique, commercial et administratif réguliers). Cette approche informelle semble convenir aux usagers de diverses origines qui apprécient, du reste, le personnel de l’organisme composé de personnes de différentes origines et maîtrisant plusieurs langues. Enfin, l’aide que les créateurs d’entreprises ou indépendants d’origine étrangère peuvent recevoir au sein de leur propre communauté n’est pas éludée, au contraire, elle apparaît comme un élément adjuvant, MicroStart se faisant aider — à la différence de la plupart des structures financées par l’argent public — de diverses associations d’immigrants (Teknetzis et Manço, 2023). En résumé, MicroStart joue un rôle de médiation entre le milieu bancaire et le public migrant.

Ressources face aux différends culturels et sociaux. Pour Levy-Tadjine (2007), les entrepreneurs issus de la diversité devraient se constituer un réseau économique pour compléter leur réseau personnel et professionnel. L’auteur souligne l’intérêt de créer du lien au travers des initiatives s’attelant à connecter divers publics, à être l’interface entre les institutions publiques ou financières, d’une part, et les entrepreneurs migrants, d’autre part, pour tendre vers des résultats économiques plus positifs pour tous. C’est dans cette optique que différents représentants communaux, présents dans les espaces de dialogue animés lors de notre étude, soutiennent l’importance des associations communautaires comme relais et leviers de communication. Toutefois, les mêmes responsables avouent également leur ignorance et demandent à être informés à propos d’associations créées par les groupes immigrés et qui pourraient les mettre en lien avec des (futurs) créateurs d’entreprises issus des migrations. Ils sont conscients du poids « significatif » que représentent les entrepreneurs migrants dans le tissu économique local, et par conséquent la nécessité de valoriser leurs compétences. Ils aimeraient davantage intégrer les entrepreneurs issus de l’immigration aux offres de services existantes11. Pour l’Union des Classes Moyennes (2017), également, il apparaît opportun d’inciter ces entrepreneurs à aller davantage vers les instances courantes : comités de quartier, associations de commerçants, chambres de commerce, organisations patronales et autres réseaux utiles afin de promouvoir leurs apports et y rencontrer les acteurs de l’économie locale. Cette démarche pourra non seulement permettre de les connecter aux solutions existantes pour certains de leurs problèmes, mais aussi les aider à construire de nouveaux liens, voire des partenariats intéressants pour leurs affaires.

Ressources transversales. Si les dispositifs mentionnés au paragraphe précédent restent assez méconnus et devraient être davantage visibles, une part notable des entrepreneurs migrants sont victimes de la fracture numérique et de la fracture linguistique (Sahin et coll., 2011). Ces difficultés, entre autres, restent des freins importants à l’appropriation par certains entrepreneurs migrants des outils mentionnés, d’où l’importance de l’intervention d’associations communautaires ou locales en tant qu’intermédiaires entre ces entrepreneurs et les institutions qui proposent pareilles opportunités. D’autres approches réfléchissent l’intégration des initiatives portées par les personnes migrantes au sein des marchés publics. Des clauses de diversité ou de lutte contre les discriminations au sein des contrats publics, par exemple, sont appliquées, notamment, par la ville de Gand. Oldenburg (1999), enfin, constate toutefois que ces initiatives « prodiversité » restent déliées les unes des autres dans l’espace public ou la gouvernance locale. Il souligne l’intérêt de centraliser ces dispositifs et solutions pour l’équité autour de « tiers lieux », soit des espace-temps de rencontre favorisant, parfois de manière informelle, échanges, socialisation, communication et interactions susceptibles de faire converger les communautés entre elles, sur base de liens de complicité et de convergence d’intérêts. Selon l’auteur, de tels lieux flexibles, voire mobiles, seraient propices au partage, à la coopération et à la créativité d’une économie collaborative, au bénéfice des entreprises créées par les migrants et de leurs partenaires locaux, ainsi qu’au profit de la cohésion sociale et de l’économie régionale.

Conclusion

L’objectif de notre étude fut d’explorer les réalités vécues par les migrants qui s’engagent dans l’entrepreneuriat. Il s’est agi d’identifier leurs ressources et les difficultés spécifiques qu’ils et elles rencontrent dans cette voie stratégique d’inclusion sociale et économique en Région wallonne, au sein d’un contexte systémiquement discriminatoire. Nous avons tenté d’atteindre cet objectif par une démarche collaborative avec les premiers concernés et leurs associations, à Liège et à Namur.

Ainsi, a été décrit le profil de ces entrepreneurs, de même que celui de leurs entreprises, en identifiant les facteurs qui influencent leur engagement professionnel et l’orientation de leur activité. Par ailleurs, ont été analysées leurs difficultés dans un marché complexe et les solutions autogénérées qui ont pu rejaillir de leurs pratiques associatives. L’étude a pu relever, à partir des différentes expériences et témoignages collectés, les besoins particuliers des entrepreneurs issus de la diversité, qui leur sont distinctifs en raison du contexte migratoire en Wallonie. Ont également été identifiées des ressources, convoquées ou non par les migrants, dont l’articulation à leurs besoins et possibilités est interrogée.

Il apparaît que le choix d’entreprendre est, pour la plupart des répondants, avant tout subi, dépendamment du trajet professionnel laborieux sur le marché de l’emploi local, notamment pour ceux diplômés. Seuls ceux qui détiennent un profil propice à l’entrepreneuriat (expérience au pays d’origine, soutien de proches…) assument pleinement cette orientation. Quant au devenir de l’activité elle-même, ainsi que le profil de l’entreprise, il semble davantage déterminé par la conjoncture économique, la connaissance du pays d’installation, ainsi que la mobilisation possible de structures d’opportunités, tant communautaires que publiques.

Les difficultés majeures auxquelles les entrepreneurs migrants sont confrontés sont d’ordre administratif et financier. D’autres obstacles sont en lien avec l’accès aux informations, la reconnaissance de leur savoir-faire, de leur apport économique et la valorisation de leurs activités entrepreneuriales, ainsi que l’accès à des locaux commerciaux. Nombre d’entrepreneurs interviewés ou ayant participé aux débats ont exprimé des attentes, des besoins et des perceptions en lien avec, notamment, les programmes d’aide à l’auto-emploi, d’accompagnement et de financement. Ce corpus également alimenté par l’analyse de la littérature sert de base pour formuler des recommandations, en guise de conclusions de cette une évaluation participative des ressources et des difficultés des personnes migrantes, afin de faciliter leur accès à l’entrepreneuriat.

L’expérience développée avec dix associations de migrants à Liège et à Namur, travaillant de longue date et souvent bénévolement au chevet des créateurs d’entreprises issus de la diversité montre toute l’importance de reconnaître et de développer la dimension d’interface de ces collectivités entre, d’une part, les structures dédiées à l’accompagnement économique et, d’autre part, les (futurs) entrepreneurs d’origine extra-européenne.

Les rencontres publiques que nous avons organisées à Liège et à Namur nous ont permis dans un premier temps de dégager collectivement un ensemble de recommandations politiques qui, dans un second temps, ont été rediscutées et validées par les entrepreneurs impliqués, les acteurs associatifs et les acteurs intervenant dans l’accompagnement à l’entrepreneuriat. Nous les livrons ci-dessous.

Les structures d’accompagnement à l’autocréation d’emploi (SAACE), nombreuses en Wallonie, devraient développer leur propre approche des entrepreneurs migrants et la prise en compte de leurs problématiques spécifiques. Pour ce faire, il s’agit que ces structures disposent d’un soutien en ce sens. Ces différents acteurs ne sont pas toujours formés pour soutenir de manière optimale les entrepreneurs immigrés. Un travail d’information sur le potentiel entrepreneurial des populations issues de l’immigration, sur les besoins distinctifs que peuvent avoir certains d’entre eux, notamment en matière linguistique, ainsi que sur les organismes ressources du secteur de l’accueil et de l’intégration, dont les associations formées par les communautés immigrées elles-mêmes, semble utile à réaliser. Car, ce manque de connaissance des publics spécifique génère parfois des réticences à servir ce profil d’entrepreneurs et à promouvoir le service d’accompagnement auprès de ce public. Ainsi, une sensibilisation de ces acteurs de première ligne, par exemple par certaines associations de migrants expérimentées dans le domaine, permettrait de favoriser une identification, un accueil, une écoute, une orientation et un suivi plus efficaces des entrepreneurs immigrés par ces SAACES qui pourraient adapter leurs processus aux particularités de ces publics. En effet, la prise en compte des réalités économiques et culturelles de ces entrepreneurs dans la conception des outils et méthodes dédiés à les informer, à les soutenir et à les accompagner est une garantie de réussite des partenariats entrepris avec eux.

En parallèle du chantier annoncé ci-devant, il convient également de développer une campagne de communication multilingue, afin d’informer les (potentiels) entrepreneurs immigrés sur les opportunités et risques qui se présentent à eux, voire de sensibiliser l’opinion publique dans son ensemble sur les apports économiques des créateurs d’entreprises immigrants à leur région. Dans les deux cas, les associations créées par les migrants peuvent être des partenaires de conception et de diffusion de pareilles campagnes. En effet, la sensibilisation aux potentialités que représente l’entrepreneuriat pour les travailleurs immigrés, parfois en mal d’insertion professionnelle, est une activité rare en Région wallonne : peu de modèles sont mis en exergue, en particulier pour les femmes immigrées. Le développement d’une campagne de communication mettant en scène des entrepreneurs immigrés aux profils diversifiés (genre, origine, secteur d’activité, éducation, âge…) permettrait ainsi de diffuser une image inspirante de l’entrepreneuriat parmi les immigrés, comme cela offrirait également de dispenser une idée plus réaliste de l’apport des migrants dans le domaine économique, auprès de la population générale.

Ces diverses opérations entendent, au départ, la sensibilisation, notamment, des élus locaux, des chambres de commerce, des chambres patronales, voire des clubs service aux problématiques et discriminations rencontrées par les entrepreneurs d’origine extra-européenne, notamment dans le domaine de l’accès aux locaux commerciaux, mais aussi dans l’accès aux financements. Il semble ainsi indispensable d’élaborer une action de plaidoyer envers les organismes financiers quant à l’importance d’une coopération avec des entrepreneurs et associations issues de l’immigration extra-européenne, ainsi que de renforcer les services de type microcrédit.

Enfin, la rencontre régulière de ces divers acteurs, cités dans la partie conclusive, dans chacun des bassins économiques importants de la Région wallonne, est un objectif à poursuivre. La création de « tiers lieux » ayant pour but la relance, la visibilité mutuelle et le contact des entrepreneurs issus des migrations et de l’ensemble des associations ou organismes qui pourraient soutenir leurs activités ne pourra que profiter au déploiement économique de toute la région.

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© Photo: Unsphah/Shridhar Gupta

Notes

  1. Ajs Tal-LafiAraksECD, Les Amis de Bukavu, Migration Responsable, Vouzenou, etc. Ces associations partenaires mènent depuis plusieurs années un travail bénévole d’accompagnement et d’orientation auprès de candidats immigrés créateurs d’entreprises ou d’activités économiques indépendantes.
  2. Les projets AVACI et BEN visent à lutter contre les discriminations que rencontrent, à Liège et à Namur, les personnes issues des migrations extra-européennes dans le domaine de la création d’entreprise ou d’auto-emploi.
  3. La rencontre « Entrepreneur·se·s d’ici et d’ailleurs dynamisent l’économie liégeoise ! » s’est déroulée le 28 septembre 2022, à la Maison des Sports de Liège, et a rassemblé 64 personnes.
  4. Observations à Namur et à Liège.
  5. Affiches pour Namur et Liège.
  6. Films pour Namur et Liège.
  7. Interventions dans l’émission « On en parle » et dans le journal « L’info en prime » de la chaîne de télévision locale Boukè, intervention à la radio RCF
  8. Dans l’ensemble de l’OCDE (2011), le niveau d’instruction des entrepreneurs migrants est supérieur à celui de leurs homologues autochtones ou à celui des immigrés salariés. En Belgique, 40 % des indépendants d’origine étrangère ont un diplôme d’études supérieures.
  9. Extraits d’interviews réalisées auprès d’entrepreneurs originaires de pays hors UE, dans le cadre de la recherche menée à Liège et à Namur en 2021-2022. Par souci d’anonymat, les noms ou autres caractéristiques des informateurs ne sont pas mentionnés.
  10. Rath (2011), Sahin et coll. (2011).
  11. Creashop (dispositif d’aide à la location de locaux commerciaux), bureaux communaux du commerce, permanences juridiques gratuites, divers sites web (Entrepreneuriat durable), etc.

Altay Manço, Honorine Kuete Fomekong, Joachim Debelder