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Français langue étrangère orienté métier : regards critiques

Dina Sensi

© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2024.

Pour citer cette analyse
Dina Sensi, « Français langue étrangère orienté métier : regards critiques », Analyses de l’IRFAM, n°8, 2024.

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Dans le cadre du projet Hospi’Jobs, l’IRFAM et l’association Le Monde des Possibles ont expérimenté des modules de français langue étrangère (FLE) « orienté métier ». Le principe de ce dispositif est de proposer à des migrantes et migrants demandeurs d’emploi ne maîtrisant pas le français, une formation en français orientée sur la pratique d’un métier ou d’un groupe de métiers spécifiques et ce de manière concomitante à une expérience en entreprise, en vue d’une insertion professionnelle accélérée.

Lors de contacts avec d’autres professionnels et professionnelles du FLE en Wallonie, nous avons pu constater que ce concept pouvait créer des réactions de malaise, voire de rejet. Il nous a semblé dès lors opportun de tenter de comprendre d’où pouvaient venir ces réactions.

Mise en perspective historique du FLE

Il ne s’agit pas ici de dresser l’histoire complète de l’évolution du FLE, mais plutôt de mettre en perspective ses grandes évolutions.

Le FLE actuel pour le public migrant trouve ses racines dans différents types de formations linguistiques.

Le premier est celui des cours d’alphabétisation pour travailleurs immigrés organisés à la fin des années 60 par des initiatives citoyennes. Ils furent dispensés par des bénévoles et des associations proches des mouvements ouvriers. Ils reçoivent peu de moyens financiers des pouvoirs publics, comme le rappelle un outil diffusé par Lire et Écrire Brabant-Wallon et ses partenaires. On est alors dans la perspective de l’éducation populaire qui vise l’émancipation des classes ouvrières.

Dans les années 70, la crise économique et le chômage de masse entraînent des décisions politiques qui mettent sur pied des programmes de résorption du chômage en soutenant les structures d’insertion professionnelle, ainsi que le premier décret « Éducation permanente » qui permet le développement d’associations d’alphabétisation. En 1983, les mouvements chrétien et socialiste créent l’association « Lire et Écrire ».

Fin des années 80, les intervenants et intervenantes de l’alpha comprennent que tous les migrants ne sont pas analphabètes et qu’il faut penser autrement leur formation linguistique. «Le temps de “l’alpha” s’achève, sans que l’on connaisse encore exactement les contours théoriques et pratiques de ce qui va s’y substituer» (Leclercq, 2012).

On se tourne alors vers la didactique du français langue étrangère pensée pour les publics hors des pays francophones. Jadis désigné sous les expressions « français hors de France » ou « français au-dehors », le FLE n’a été dénommé ainsi qu’en 1957 (Cros, 2016). Selon la même auteure, «Le domaine du FLE, qui jusque-là concernait essentiellement les étudiants étrangers, en France et dans le monde, commence à intéresser les acteurs de la formation linguistique des migrants qui voient des rapprochements possibles, mais qui soulignent en même temps que les cadres didactiques, importés tel quel, s’adaptent difficilement».

Cros démontre bien comment l’évolution du FLE s’inscrit dans la géopolitique mondiale et par conséquent dans la transformation des pratiques éducatives, pédagogiques et didactiques en général : «Poussée à son paroxysme, l’idéologie du français langue de la civilisation française l’érige en langue-culture : la maîtrise du français est conçue comme la clef d’or de la civilisation française en vertu du lien indissociable qui existerait entre la langue et les schèmes de pensée du locuteur. De l’éloge de la civilisation à celui de la langue-culture, c’est naturellement que cette langue se trouve alors louée pour ses vertus formatives jugées supérieures.»

Les pratiques pédagogiques de l’époque correspondent à la pédagogie traditionnelle de l’apprentissage du français langue maternelle et seconde : importance de l’écrit, de la grammaire, des grands auteurs… Pendant longtemps, l’apprentissage du français est fortement lié à la connaissance de la Culture française de France.

Mais comme l’exprime Cros, la modernité est passée par là, avec le développement scientifique, le libéralisme économique mondial et les nécessités d’une plus grande efficacité et rapidité dans l’éducation d’une manière générale et dans l’apprentissage des langues. On a vu alors apparaître la notion de compétences à acquérir (plutôt que des connaissances) qui bouscule toutes les pratiques pédagogiques et donc celles de l’apprentissage des langues.

Aujourd’hui, l’offre de formation en FLE est structurée par le cadre européen commun de références pour les langues (CECR, 2001) qui définit des niveaux de compétences valables pour toutes les langues. On est donc, d’une manière générale, dans la perspective d’un apprentissage efficace d’une langue outil de communication.

C’est au début des années 2000 que l’enseignement du français au public immigré se détache progressivement de ses racines traditionnelles FLE pour devenir un champ pédagogique à part entière. Ces changements ont d’ailleurs créé des désarrois chez les enseignantes et enseignants qui arrivaient sur le terrain de la formation du public migrant avec le bagage théorique et méthodologique traditionnel en FLE : «Les démarches, les supports, les outils ou les objectifs définis par les méthodologies classiques en didactique des langues n’étaient adaptés ni à la situation ni aux apprenants» (Adami et André, 2012).

Le vocabulaire utilisé s’est dès lors enrichi dans cette perspective de langue utile — puisque l’on parle maintenant de FLI : Français Langue d’Intégration et d’Insertion — retrouvant ainsi les valeurs défendues par ses racines d’éducation populaire : «La langue n’est pas envisagée comme un objet d’observation, mais comme un moyen d’action, un outil d’insertion et d’intégration dans la société d’accueil. Cette approche actionnelle s’inscrit dans la lignée des travaux qui ont abouti à la mise en place du Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues» (DISCRI, 2014).

Les professionnelles et professionnels du FLE pour public migrant sont donc passés de l’apprentissage d’une langue culture à l’apprentissage d’une langue d’insertion et d’intégration.

Du FLE en FLI : un passage critique

Ce passage ne s’est pas fait sans résistance. La directrice d’une école de promotion sociale (SORALIA) qui rassemble chaque année plus de 200 personnes dans les cours de FLE souligne que la transition de l’offre pédagogique FLE en FLI est complexe. Il a fallu beaucoup soutenir et accompagner les enseignantes et enseignants pour que les évaluations et le passage de niveaux ou de classes ne se fassent plus prioritairement sur les fautes d’orthographe et l’écrit.

Il reste encore des formatrices et formateurs qui s’accrochent à cette conception et qui estiment que non seulement le FLI, mais encore plus le « FLE métier » leur fait perdre leur rôle essentiel de transmission de « la noblesse de la Langue et de la Culture française ». Certains trouvent même dangereux d’envoyer un public non francophone au travail.

Mais selon la directrice de SORALIA, ce point de vue est aujourd’hui minoritaire, car les jeunes enseignantes et enseignants abordent le FLE/FLI dans leur formation initiale et les autres ont compris l’intérêt de développer une autre pédagogie que la didactique traditionnelle du français. Elle précise que depuis plus de 10 ans, les écoles SORALIA sont dans la perspective du FLI avec tout ce que cela implique en termes de pratiques pédagogiques et de positionnement interculturel des enseignants et enseignantes. Les dossiers pédagogiques en promotion sociale sont d’ailleurs libellés en ce sens, on y parle de compétences communicationnelles et de maîtrise d’une langue d’émancipation pour faciliter la survie et l’insertion sociale, culturelle et économique. Les étudiants et étudiantes, leurs besoins, leurs rythmes d’apprentissage sont respectés, ainsi que la prise en compte de leurs situations sociale et familiale et de leurs parcours migratoires.

Généralement, les critiques se cristallisent autour du présupposé que le « FLE métier » est un moyen de placer rapidement une main-d’œuvre docile dans des emplois pénibles en pénurie, tel que la Belgique l’a fait dans les années 60.

Un autre type de critiques se base sur le fait que la mise à l’emploi n’est pas toujours le projet ou la demande des personnes qui s’inscrivent dans les cours de FLE/FLI. La directrice de l’école SORALIA exprime par exemple le point de vue suivant : «malgré les pressions que nous recevons du monde de l’entreprise et des pouvoirs publics pour favoriser une insertion rapide des migrants dans l’emploi, nous ne proposerons pas de FLE métier dans notre école au sens strict du terme».

En effet, il s’agit d’une école de promotion sociale qui offre à tout public des formations générales et qualifiantes avec obtention de diplômes officiels. Le public qui s’inscrit dans cette école a le plus souvent unprojet d’insertion articulé sur l’obtention d’un diplôme ou d’une certification reconnue soit dans des métiers qui les nécessitent (professions réglementées comme aide-soignant, auxiliaire de l’enfance, assistant-pharmacien) soit en vue de poursuivre des études supérieures et non pas pour une mise à l’emploi rapide.

Les responsables des Centres Régionaux d’Intégration affirment également que la majorité des personnes qui se présentent au Parcours d’Intégration ne vient pas avec une demande de mise à l’emploi. La crainte est ici que les besoins de secteurs professionnels en pénurie soient plus importants que les besoins, les rythmes et les projets des personnes dans leur parcours migratoire.

Une autre résistance se situe également autour de la mise en question de l’efficacité des formations en « FLE métier ». Ces modules ne seraient pas suffisants pour un apprentissage approfondi d’un français utile pour atteindre le niveau exigé par exemple pour une demande de nationalité ou pour le parcours d’intégration, ou encore pour aider les enfants aux devoirs, pour mieux communiquer avec les voisins, réussir des tests d’entrée dans une formation qualifiante, voire pour un emploi dans une entreprise… Pour les personnes qui expriment ce type de résistance, un passage par le français pour le français est fondamental et préalable à l’apprentissage d’un métier.

Les réalités du FLE orienté métier dans le cadre du projet Hospi’Jobs

La mise en œuvre du module « FLE orienté métier » dans le cadre du projet Hospi’Jobs montre que l’IRFAM a tenu compte et rencontré les critiques exprimées.

Deux arguments de fond sont à la base du FLE métier dans le projet.

Le premier remet en cause l’efficacité des dispositifs d’insertion professionnelle : « Les évaluations des pratiques en Wallonie décrivent un système de dispositifs nombreux et coûteux dont, d’une part, la cohérence interne et, d’autre part, la pertinence par rapport aux besoins du marché et des chercheurs d’emploi sont faibles. Les rapports (Cour des comptes, 2017 ; Conseil supérieur de l’emploi, 2018 ; Banque Nationale de Belgique, 2020 ; OCDE, 2020) qui se sont penchés sur ces questions recommandent un accompagnement personnalisé de l’insertion et une meilleure articulation des cours de français et des stages en entreprise, avec lesquelles ces initiatives doivent être négociées » (Manço et coll., à paraître)

Le second interroge le caractère préalable de la connaissance de la langue comme facteur d’intégration. L’étude de Hambye et Romainville (2013) pose les intégrations économique, sociale et scolaire comme les sources de l’apprentissage : « c’est parce qu’on est intégré dans un réseau communicatif qu’on peut acquérir une langue et c’est parce que la langue parlée autour de soi est une langue normée qu’on peut l’apprendre en se conformant à son tour spontanément aux normes dominantes. Autrement dit, c’est parce qu’on est immergé dans la langue, parce qu’on a besoin de la comprendre et de la parler, qu’on développe des compétences communicatives variées et étendues » (DISCRI, 2014). La non-maîtrise de la langue serait donc davantage une conséquence des difficultés d’intégration qu’une cause de celles-ci.

C’est, entre autres, à partir de ces observations que le projet Hospi’Jobs (2020-2023) a été pensé et mené par l’IRFAM et le Monde des Possibles. Cette expérience d’insertion propose une stratégie de formation innovante encore peu usitée en Belgique francophone. Elle promeut l’apprentissage en contexte du français langue d’insertion, en concomitance avec la mise à l’emploi au moyen d’un stage en entreprise. Elle met également en place un accompagnement spécifique de type médiation interculturelle tant des apprenants et apprenantes que des équipes qui les accueillent en entreprise. L’initiative participe à poser un regard nouveau sur le public migrant et leur inclusion professionnelle, notamment dans un secteur essentiel, en forte pénurie de main-d’œuvre, comme le secteur hospitalier. L’initiative est menée en réseau. Au-delà de leurs diversités, les qualités et les compétences des partenaires formateurs ou hospitaliers se complètent, et leurs intérêts sont convergents. Cette conjonction marque une plus-value indéniable dans la mise en œuvre du dispositif dont le taux d’insertion professionnelle est de 50 %, peu après la fin du stage en hôpital.

En outre, l’évaluation du projet a permis de mettre en évidence les résultats suivants : les compétences techniques sont l’aspect le plus abouti : 91 % des participants estiment en fin de stage qu’ils sont capables de comprendre et d’exécuter les tâches demandées. Pour 91 %, le vocabulaire technique est intégré, ce chiffre étant de 49 % avant le stage en hôpital. Pour 93 % on note un sentiment d’aisance à communiquer en français avec les collègues, contre 71 % avant l’immersion professionnelle. Enfin, 29 % des stagiaires ont progressé d’un niveau du CECR au cours du dispositif.

Les deux premiers points concernent la technicité du métier : l’articulation des cours, stages et accompagnements personnels semble efficace. Le dispositif est également utile à renforcer le lien relationnel avec les collègues, ainsi qu’à la progression en termes de niveau de français.

La comparaison du niveau de maîtrise du français entre, d’une part, les 80 participants au projet Hospi’Jobs (à la fin du dispositif de 16 semaines) et, d’autre part, d’un groupe contrôle composé de 145 personnes immigrées suivant uniquement des cours de langue (durée moyenne : 16 mois) ne montre aucune différence significative de maîtrise en langue française entre ces deux groupes, sachant que les groupes comparés avaient, au départ de l’expérience, un niveau moyen de formation et de maîtrise du français similaire. Le fait de ne pas suivre longuement un cours de français n’a pas privé les participants de Hospi’Jobs d’une évolution positive dans cette langue. Ces résultats sont encourageants pour une diffusion et une reproduction du dispositif pour d’autres métiers.

Conclusion

Pour conclure, remonter aux racines historiques de l’évolution de l’enseignement du français langue étrangère nous rappelle que les objectifs, finalités et plus globalement la manière de concevoir cet enseignement ont profondément évolué au fil des ans et en miroir de la manière d’appréhender l’accueil et l’intégration des personnes étrangères en Belgique. Le FLE orienté métier n’a pas d’emblée fait l’unanimité, loin de là et encore actuellement des résistances persistent en opposant cette orientation aux qualités citoyennes et émancipatrices que pourrait recouvrir un enseignement du FLE davantage « classique ». Pourtant les recherches montrent que les demandeurs d’asile et autres migrants qui arrivent sur le territoire belge ont pour objectif premier la recherche d’un emploi. L’éducation permanente est au service de l’émancipation des personnes, elle doit donc être au service des objectifs que les personnes concernées portent. L’insertion à l’emploi en fait partie. D’autant plus que les projets de terrain révèlent toute la pertinence d’une approche combinée où le FLE métiers n’éclipse aucunement le FLE « classique » mais l’enrichit au contraire et inversement. La mise en contexte des formations FLE métier est dès lors essentielle, car elle permet de ne pas craindre le remplacement de toutes formations FLE par le FLE métier, mais plutôt de comprendre que les approches sont complémentaires et répondent prioritairement à des besoins, des demandes et des parcours d’intégration différents des personnes migrantes, besoins qui sont mis en relation avec les attentes du marché de l’emploi. Le FLE métier rend les personnes capacitaires et autonomes dans l’autodétermination de leur propre projet professionnel et de vie. Le rôle des formatrices et formateurs dans cette branche est primordial, car ceux-ci facilitent ainsi la transition entre la connaissance de la langue du pays d’accueil et le monde de l’emploi, l’objectif que recherchent les stagiaires assistant à leur cours. Il y a lieu de les soutenir dans leur professionnalisation et leur travail en leur proposant des modules de formation ciblés sur le FLE métier, des plateformes de concertation entre professionnels du secteur afin d’échanger sur les bonnes pratiques, de les outiller dans cette nouvelle fonction déterminante.

Enfin, rappelons que le projet Hospi’Jobs est un projet d’insertion professionnelle de personnes migrantes volontaires qui veulent acquérir un emploi le plus rapidement possible dans un secteur en pénurie. L’apprentissage du FLE métier n’est qu’une partie d’un dispositif complexe d’accompagnement des personnes tant par les professionnelles et professionnels de l’insertion que par le personnel des hôpitaux. Dans ce projet comme dans d’autres, l’IRFAM continue à mettre en valeur des pratiques d’insertion et d’intégration qui permettent de lutter contre toutes formes de discriminations et plus particulièrement les discriminations à l’emploi que subissent encore trop souvent les personnes migrantes en Europe.

Bibliographie

Adami H. et André V. (2012), « Vers le Français Langue d’Intégration et d’Insertion (FL2I) », Adami H. et Leclercq V. (dir.), Les migrants face aux langues des pays d’accueil. Acquisition en milieu naturel et formation, Villeneuve d’Ascq : Presse universitaire du septentrion, p. 277-289

Cros I. (2016), Contribution à l’histoire du français langue étrangère au prisme des idéologies linguistiques (1945-1962), Université Sorbonne Nouvelle — Paris 3.

DISCRI (2014), Adaptation à la langue française en contexte migratoire, Namur.

Hambye P. et Romainville A.-S. (2013), « Apprentissage du français et intégration. Des évidences à interroger », Français et société, n° 26-27.

Leclercq V. (2012), « La formation des migrants en France depuis l’alphabétisation des années 60 », Adami H. et Leclercq V. (dir.), Les migrants face aux langues des pays d’accueil. Acquisition en milieu naturel et formation, Villeneuve d’Ascq : Presse universitaire du septentrion, p. 173-196.

Manço A., Noudofinin C. et Poisson C. (à paraître), La langue, indispensable pour l’emploi des migrants? Recherche-action auprès de personnes peu qualifiées et faiblement francisées dans le secteur hospitalier wallon.

©Photo: Le Monde des Possibles

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