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Femmes migrantes créatrices d’activités : moteurs et freins

Charlotte Poisson

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En mai 2024, l’IRFAM clôturait une recherche-action sur l’intégration sociale et professionnelle des femmes issues des migrations confrontées au manque structurel de place en crèche alors qu’elles ont des enfants en bas âge. En collaboration avec l’ASBL Le Monde des Possibles, un espace collaboratif de soutien et de formation au développement d’activités d’économie sociale et solidaire a été mis en place avec un groupe d’une trentaine de femmes couplé d’une réflexion collective sur la problématique de la garde des jeunes enfants (Projet WOW). Dans ce cadre, deux entrepreneuses sont venues témoigner de leur parcours socioprofessionnel de création d’activité en évoquant les obstacles spécifiques vécus et les solutions mises en place. Grâce à ce retour d’expériences et aux échanges dans le groupe, l’émulation a conduit certaines participantes à continuer leur cheminement dans la création de leur propre activité, vecteur d’émancipation économique, mais aussi sociale et culturelle.

Quand l’on sait qu’en Belgique, la part de femmes à la tête d’un projet entrepreneurial atteint un peu moins de 36 %, il y a lieu de se pencher sur les obstacles structurels, les stéréotypes et autres freins qui les empêchent d’agir.

En parallèle, les recherches gagneraient à se pencher sur les capacités d’actions des femmes migrantes et à les visibiliser (Morokvasic, 2011). Cela contribuerait à les rendre davantage légitimes aux yeux des autorités publiques, des financeurs, des partenaires et participerait ainsi au rayonnement de leurs actions. Il s’agit de porter un regard plaçant les femmes migrantes comme actrices de changement, porteuses de pratiques innovantes au lieu de les invisibiliser dans les médias, recherches et rapports.

Pourquoi les femmes issues des migrations créent-elles leur propre activité ? Quels sont les contextes propices à l’émerge de ces actions entrepreneuriales ? Que peuvent faire les États pour encourager ces dynamiques ? Pour répondre à ces questions, la présente analyse brosse les portraits et trajectoires de quelques-unes des entrepreneuses rencontrées en 2024, dans le cadre du projet WOW, et qui ont eu l’élan de créer leur activité.

Créer des opportunités

La plateforme Belgian Entreprenoires, fondée par Aurélie Mulowa, promeut l’entrepreneuriat et l’expertise afrobelge féminins et a pour objectif de « créer des opportunités ». Comme le dira Viola Davis« la seule chose qui sépare les femmes de couleur de n’importe qui d’autre, c’est l’opportunité ».

Les opportunités représentent l’ensemble des possibilités qu’a une personne tout au long de sa vie comme, faire des rencontres, se renforcer, se faire connaître et lancer son activité, lier des contacts, saisir des moments opportuns au niveau social et économique, être recherché et jugé intéressant par autrui, découvrir, s’inspirer… Le fait de créer des opportunités renforce l’égalité dans l’accès aux conditions propices à l’émergence de projets, d’activités, d’emplois et donc encourage la capacité d’agir qui n’est pas la même pour tout le monde, que l’on soit un homme ou une femme, issues des migrations ou non, vivant des discriminations systémiques ou non.

Afin d’encourager et soutenir la création d’activité par les femmes issues des migrations, les autorités publiques doivent analyser et comprendre les facteurs qui les empêchent ou les découragent d’entreprendre, en produisant des données quantitatives et qualitatives sur le sujet, et de mettre en place des plans d’action stratégiques. Ces plans et programmes doivent être capables, selon un rapport de l’OCDE de « rehausser l’opinion que les femmes entrepreneuses potentielles et établies ont d’elles-mêmes. Les hommes témoignent d’une meilleure estime de leurs capacités entrepreneuriales ».

En mai 2024, les participantes du projet WOW ont ainsi invité Fatima El Bouzakhi à témoigner sur son parcours. Entrepreneuse, mère de huit enfants, c’est à l’âge de 42 ans, sans n’avoir jamais travaillé en Belgique, qu’elle s’est formée à la gestion et à l’accueil d’enfants pour ouvrir sa crèche privée reconnue par l’ONE. Observant ensuite les besoins des parents et surtout des mamans en termes de transports et de mobilité, elle a créé son entreprise Kids Ride de taxis privés spécialisés dans le transport d’enfants. Une vingtaine de chauffeuses (majoritairement des femmes) travaillent dans cette entreprise. Le témoignage de Fatima et sa venue a inspiré les participantes du groupe : « Elle est voilée et elle a quand même réussi à s’intégrer en Belgique, à y travailler. Elle me donne de l’espoir. Elle a trouvé des activités dont des Belges ont besoin aussi ; la crèche pour les enfants et le taxi. » « On a échangé nos contacts. Il faut connaître des gens qui peuvent nous aider. »

Les rôles modèles sont inspirants et importants dans la représentativité et la visibilité des identités minorisées. Ils donnent aussi confiance. Cependant, Ihsane Haouach rappelle que « c’est tout un système qu’il faut changer. Les rôles modèles permettent aux plus jeunes de s’identifier et de faire avancer les choses, mais il ne faut pas faire reposer toute la responsabilité du changement sur ces personnes-làEn tant que femmes minorisées, on doit être plus indulgentes envers nous-mêmes. Vu la difficulté d’arriver à certaines fonctions, c’est déjà un accomplissement de les occuper. On peut se pardonner si l’une de nous ne révolutionne pas les choses parce que, quand on est seule face au système, on n’y peut pas grand-chose. »

Importance des réseaux de femmes

Les réseaux de femmes et les groupes de rencontres constituent d’excellentes opportunités d’échange d’informations, de réseautage, de soutien et peuvent contribuer à rehausser la confiance que les membres ont en elles-mêmes. Le projet Coopér’actives développé par Le Monde des Possibles va dans ce sens, en proposant à des femmes migrantes ayant une envie ou un projet d’activité de le tester dans un espace sécurisé, en s’appuyant sur le soutien du groupe et l’expertise de professionnels. Les réseaux servent aussi à accompagner les membres dans leurs montées en compétences et en connaissances, à pouvoir trouver un espace de paroles (Gmada, 2023) et d’appui afin d’évoquer des réflexions stratégiques, de rechercher des solutions. Les réseaux ou groupes de femmes doivent pouvoir être reconnus dans les sphères économiques et politiques et ainsi faire rayonner leurs membres et leurs activités.

Raisons d’entreprendre et limites de l’entreprise

Le rapport de l’OCDE (2012) sur l’égalité hommes-femmes en matière d’entrepreneuriat montre que les femmes auraient une propension plus forte que les hommes à lancer leurs activités « par nécessité » plus que par choix. Davantage en charge de l’éducation des enfants et du soin du foyer, elles jugent que l’activité d’indépendante leur permet d’avoir un meilleur équilibre entre vie privée et professionnelle. Cette double responsabilité (familiale et entrepreneuriale) les amène toutefois à ne pas pouvoir investir autant de temps dans leur emploi que leurs homologues masculins et donc à passer à côté de certaines opportunités de développement. Leurs entreprises sont donc moins déployées, avec moins de collaborateurs et ont une propension à échouer plus rapidement que celles créées et dirigées par des hommes. Karima, interprète indépendante en milieu social explique ainsi qu’elle peut choisir ses horaires et aller chercher ses enfants à l’école en fin de journée, mais elle doit refuser les prestations après seize heures.

Nadège a testé, pendant le projet WOW son activité de mode et création textile en fabriquant des vêtements « à la mode occidentale » avec des tissus burkinabés. C’est quand ses trois enfants ont été en âge d’entrer à l’école primaire qu’elle a décidé de se pencher plus sérieusement sur son projet de création textile. En contact avec des ateliers de fabrication de tissus au Burkina Faso, elle en a importé, entrepris des relations avec des couturières à Liège et créé une ligne de vêtements pour enfants et adultes. Son activité a abouti à l’organisation d’un défilé en mars 2024. Forte de ce succès, Nadège a intégré l’incubateur inclusif d’Interra lui permettant d’avoir un accompagnement individualisé, des informations sur le montage et le financement de projets, et d’insérer son initiative dans un réseau plus large d’entrepreneurs et entrepreneuses, afin de se faire connaître. Toutefois, « mon activité ne me permet pas d’être complètement autonome financièrement, témoigne-t-elle, je ne gagne pas assez, car je ne fais pas assez d’heures, mais au moins je peux être là pour mes enfants. Quand ils seront plus grands et qu’ils auront moins besoin de moi, je pourrai plus m’investir. »

Un autre exemple inspirant est celui de Yara Abazid, réfugiée syrienne, arrivée en Belgique en 2015. Elle est venue témoigner de son parcours dans l’Horeca. Elle a ouvert, peu après son arrivée en Belgique un restaurant syrien à Liège, puis deux autres ont suivi. Elle emploie un total de 20 personnes. Pharmacienne de formation, elle s’est reconvertie et a suivi des formations en français et en gestion. Elle explique que le principal soutien qui lui a permis de démarrer son activité est la présence de proches et de sa famille qui l’ont aidé, dans un premier temps. Yara a accueilli dans son restaurant des participantes de la formation WOW, en tant que stagiaires. Elle souhaite encore offrir son accompagnement et ses encouragements à d’autres femmes désirant tester le métier de restauratrice.

Parfois, c’est par faute d’accéder à un emploi salarié que les femmes issues de l’immigration se tournent vers l’entrepreneuriat. Elles vivent, en effet, davantage de discriminations que les hommes. Ces dernières peuvent être liées à leurs convictions religieuses ou à des stéréotypes tenaces sur le fait d’être une femme d’origine étrangère. Elles voient donc, dans le lancement de leur activité, la possibilité d’accéder au marché de l’emploi et de pouvoir continuer, sans trop d’obstacles, à gérer la vie de famille qui leur incombe. Le manque de données détaillées sur l’entrepreneuriat des femmes rend compliquée la compréhension des obstacles qu’elles rencontrent et de leurs motivations à entreprendre.

Par ailleurs, les indicateurs de réussite et de performance traditionnels des entreprises telles que la croissance et les profits ne figurent pas toujours parmi les priorités des femmes qui entreprennent : « Davantage que les hommes, les femmes sont attachées à l’équilibre entre activité professionnelle et vie familiale, ainsi qu’à la contribution de leur entreprise à la collectivité » (OCDE, 2012).

Plus enclines que les hommes à se faire accompagner dans leur projet, quand elles en ont la possibilité et accèdent à l’information, elles sont davantage représentées dans les programmes d’incubateurs. Il est dès lors primordial, si l’on veut soutenir les activités des femmes, de proposer des programmes inclusifs qui prennent en compte leurs langues et besoins spécifiques, comme les questions liées à l’accueil de leurs enfants.

Malheureusement, les structures d’accompagnement à l’entrepreneuriat ne sont souvent pas outillées pour travailler avec ce public. Les obstacles sont trop nombreux et la question de la langue est généralement le facteur bloquant. L’association Interra a ainsi créé un incubateur inclusif, l’Inter-Lab : « Nous nous sommes alliés au VentureLab pour mener ce projet-pilote financé par la Wallonie, ainsi qu’à Singa, un réseau international présent à Bruxelles, dont les objectifs sont similaires aux nôtres. Sa spécificité est de prendre en compte la question linguistique dans tout le processus, que nous voulons individualiser ». En pratique, le participant (non exclusivement des femmes) est accompagné par un coach formé à l’interculturalité, des experts thématiques issus de l’immigration, un facilitateur pour les démarches administratives. Des formations collectives complètent ce programme, ouvert à toute personne menant un projet entrepreneurial en lien avec l’immigration.

Conclusion

Afin d’encourager la création d’activité des femmes en général et des femmes issues des migrations en particulier, il y a lieu d’agir tant sur les politiques de l’emploi que sur les politiques de la petite enfance et de la formation pour adultes.

La structure genrée de nos sociétés fait en sorte que la responsabilité de l’éducation des enfants incombe davantage aux femmes qui sont confrontées au manque structurel de place d’accueil pour la petite enfance. À cela peuvent s’ajouter des difficultés linguistiques et un manque de réseaux professionnels, ainsi que d’accès à l’information sur le fonctionnement du pays d’accueil.

Investir dans des cours de langues orientés vers les besoins de la vie professionnelle et des formations professionnelles en alternance ou en horaire décalé multiplient les possibilités pour les femmes de se former.

Multiplier les incubateurs inclusifs à Bruxelles et en Wallonie sera également un excellent levier pour permettre aux femmes immigrées d’accéder à l’entrepreneuriat. Enfin, l’accès au financement des activités portées par les femmes doit être facilité et encouragé par des outils économiques appropriés, un travail de déconstruction des stéréotypes doit également être amorcé dans les milieux professionnels. Des campagnes de sensibilisation à l’entrepreneuriat des migrantes pourraient ainsi être mises en place afin également de diffuser des informations pertinentes pour les femmes qui souhaiteraient lancer une activité commerciale.

Bibliographie

Gmada H. (2023), Des expériences socialisatrices à la pratique entrepreneuriale des femmes migrantes d’origine tunisienne : une approche par la cartographie sensible, Normandie Université.

Morokvasic M. (2011), « L’(in)visibilité continue », Cahiers du Genre, n° 51, p. 25-47.

Charlotte Poisson