Actions citoyennes pour l’appropriation du français par les migrants : enjeux et impacts à Liège
François Bouharmont et Cynthia Barré-Benoit
© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2020
Pour citer cette analyse
François Bouharmont et Cynthia Barré-Benoit, « Actions citoyennes pour l’appropriation du français par les migrants », Analyses de l’IRFAM, n°8, 2020.
Voir ou télécharger au format PDF
Depuis quelques décennies, les pays d’Europe de l’Ouest, dont la Belgique, connaissent un renforcement des vagues migratoires qui, en raison d’une convergence de plusieurs facteurs socioéconomiques et politiques, attirent des populations de plus en plus hétérogènes à divers points de vue (Van Avermaet, 2012). Ainsi, la diversité culturelle et linguistique est désormais une composante inhérente de nos sociétés, notamment dans les métropoles. Cependant, plutôt que d’être mise en valeur pour ses effets bénéfiques, cette diversité fait régulièrement l’objet de débats autour de multiples «tensions en termes de cohésion sociale, d’intégration, de citoyenneté, d’identité, de culture et de langue, dont résulte une nouvelle perception de l’immigration et de l’intégration » (Van Avermaet, 2012, 153). Tandis que s’accroit la demande pour des services d’aide à l’intégration destinés aux nouveaux arrivants, la réponse politique à l’immigration se durcit notablement et les États européens imposent de plus en plus de conditions à l’accord d’un permis de séjour ou à l’obtention de la nationalité du pays de résidence. L’on attend ainsi de la population étrangère qu’elle apprenne la ou les langue(s) majoritaire(s) et fasse la preuve de ses efforts pour s’intégrer socialement et professionnellement dans sa nouvelle société. En Wallonie, ces exigences sont d’ailleurs instituées dans le parcours d’intégration pour primo-arrivants, un dispositif obligatoire depuis 2014.
Alors que les politiques d’intégration linguistique présentent généralement la connaissance de la langue officielle du territoire d’accueil comme un prérequis à la pleine participation à la société, un nombre grandissant d’experts1 s’accordent pour dire qu’une telle connaissance ne constitue pas en soi un gage d’intégration sociale, économique et citoyenne (Hambye et Romainville, 2013 ; Alen et Manço, 2014). L’utilité des cours de langues organisés par les pouvoirs publics serait même discutable, dans la mesure où ce sont encore souvent des schémas d’enseignement traditionnels qui prévalent dans les salles de classe : «la formalisation nuit à l’acquisition naturelle de la langue : au lieu d’apprendre la langue en l’utilisant dans des situations de communication naturelle, on invite les personnes à attendre de “savoir la langue” pour l’utiliser. Or, on acquiert une langue en réponse à un besoin. Faire de la langue une condition d’intégration équivaut à refuser au migrant la possibilité d’être actif dans des domaines où il sera en contact avec les autochtones, dans des lieux où l’acquisition de la langue est un processus naturel. C’est donc contreproductif» (Van Avermaet, 2012, 64-65). Le passage vers un paradigme où l’apprentissage fonctionnel de la langue majoritaire s’ancre à une vision plus holistique paraît donc nécessaire, dans la mesure où l’appropriation de la langue n’est pas sans lien avec les composantes sociales, culturelles, citoyennes et professionnelles de l’intégration. Beacco et coll. (2017) montrent ainsi que les structures de formation qui proposent un va-et-vient entre apprentissage structuré de la langue et acquisition de compétences en milieu naturel sont les plus efficaces, puisqu’elles s’inscrivent dans un projet d’insertion plus large correspondant aux besoins exprimés par les apprenants. Ces structures favorisent une «véritable appropriation » de la langue, terme qui rend compte du développement des capacités de l’individu sur plusieurs plans (professionnel, relationnel, intellectuel, émotionnel, créatif, etc.) en plus de la dimension strictement linguistique.
En Fédération Wallonie-Bruxelles, diverses structures d’animation socioculturelles sont amenées à jouer un rôle clé dans le processus d’appropriation de la langue française en contexte postmigratoire. Dans ce cadre, des recherches (Alen et Manço, 2012 et 2014) ont montré que la participation à des activités citoyennes ou culturelles fournit aux adultes issus de l’immigration une impulsion pour réinvestir la langue française en dehors de la sphère strictement utilitaire. Qu’il s’agisse d’une pièce de théâtre (Berdal-Masuy, 2006 ; Rochon et Séguin, 2012), d’une émission de radio (Joyal, 2012), d’un journal collectif (Bourguignon, 2006), du mentorat, etc. le fait de s’investir dans une activité socioculturelle qui encourage l’expression et la pluralité des identités permet de construire un rapport d’ordre émotionnel avec la langue française. Lorsque les participants à ce type de projets proviennent d’horizons divers (origine ethnique, langue maternelle, situation socioéconomique…) et incluent notamment des Belges francophones, le français est naturellement adopté comme lingua franca et devient donc un levier d’expression et d’émancipation collective. S’investir dans une action citoyenne et socioculturelle en français permet d’agir non seulement à travers la langue, mais aussi sur celle-ci. Le climat de bienveillance qui s’installe dans de telles activités collectives amène les participants à nouer une relation privilégiée avec le français, l’une des conditions nécessaires à son appropriation.
Toutefois, les travaux portant sur cette problématique en Fédération Wallonie-Bruxelles ont essentiellement été conduits au sein de structures associatives ou culturelles dont la mission d’éducation permanente est reconnue par les pouvoirs publics (Alen et Manço, 2014). Les projets ayant retenu l’attention des chercheurs sont ainsi nés au sein de structures relativement pérennes, bénéficiant de ressources humaines, financières et matérielles pour réaliser leurs ambitions, et pouvant s’appuyer sur une certaine expérience, ainsi qu’une certaine expertise professionnelle. Ces initiatives constituent donc un laboratoire dont on peut certes extraire un certain nombre de recommandations, mais ne sont pas représentatives de l’ensemble des structures que l’on retrouve sur le terrain. En effet, il existe de nombreuses initiatives qui éclosent en dehors des réseaux officiels, à petite échelle, souvent éphémères. L’on peut, par exemple, penser à la participation à un jardin collectif au sein d’un quartier, à un comité d’organisation d’une fête des voisins, à des cafés-causeries autour d’un thème particulier, à du bénévolat dans une école de devoirs, etc. En se dissociant des formes de contrôle vertical et en préconisant un mode de fonctionnement plus participatif, ces actions localisées incarnent une alternative aux parcours traditionnels de l’intégration2. Alors qu’elles ne sont pas officiellement encadrées, financées et répertoriées comme faisant partie de l’offre existante dans le domaine de l’appropriation du français et que leur mise en place échappe parfois à la conscience des pouvoirs publics, de telles initiatives méritent d’être examinées de plus près. Elles constituent en effet de véritables espaces d’échange et de collaboration qui permettent aux immigrés de prendre une part active à leur communauté tout en multipliant leurs occasions de communiquer en français.
Cette analyse s’intéresse, ainsi, à l’apport de ces acteurs «invisibles» qui œuvrent au carrefour de l’appropriation de la langue et de l’action socioculturelle à Liège, une ville connue pour son multiculturalisme et son dense tissu associatif. Plus précisément, nous avons voulu cerner la spécificité de ces structures et évaluer comment celles-ci se positionnent par rapport au réseau formel de l’enseignement du français (langue étrangère, FLE) en tenant compte de différents éléments : motivations et objectifs de départ, modes d’organisation et nature des activités, défis et obstacles rencontrés, gestion de la diversité et de la dimension linguistique. Enfin, nous nous sommes demandé quels étaient les impacts de ces initiatives pour l’appropriation du français du point de vue des participants afin de proposer quelques recommandations finales.
Au cours de l’enquête menée3 pour les besoins de la présente analyse, nous nous sommes entretenus avec les représentants de cinq associations actives dans le secteur interculturel au centre de Liège qui proposent des activités où le public migrant peut utiliser le français de façon informelle 4. Notre objectif principal était d’explorer et de mieux comprendre le rôle que jouent les initiatives citoyennes informelles dans l’appropriation du français par le public migrant. Plus précisément, il s’agissait d’identifier les objectifs et les motivations des porteurs de ces initiatives, ainsi que des participants ; de mieux comprendre les contraintes (matérielles, financières, logistiques…) auxquelles ces structures informelles font face ; de faire émerger les liens et les représentations qui peuvent exister entre la participation à des initiatives informelles et l’appropriation du français par les migrants ; de comprendre en quoi les activités se démarquent des activités plus traditionnelles d’enseignement du français et/ou les complètent ; de mieux cerner et valoriser l’apport de ces structures au sein d’un réseau largement dominé par des voies plus formelles d’apprentissage du français.
Passer de la réflexion à l’action pour faire une différence
Au point de départ des initiatives que nous avons observées se trouvent des citoyens mus par le désir d’avoir un impact positif sur leur communauté en favorisant les rencontres interculturelles et en valorisant l’apport des personnes issues de l’immigration à la société. Le discours des animateurs de projet est souvent porteur de valeurs humanistes telles que le vivre-ensemble, le respect des diversités, le partage et l’ouverture.
« La motivation du projet vient de deux constats classiques, c’est d’abord l’image négative de la personne migrante qu’on ne rencontre pas toujours. Le second constat : ces personnes sont souvent seules, et ont du mal à rencontrer les locaux. Alors que c’est fondamental pour l’intégration. Pour le français aussi (…) Rencontrer les personnes locales, ça permet de favoriser l’apprentissage de la langue, la confiance en soi, c’est se donner des opportunités pour des jobs, le logement. Ces choses qui participent à ce que toute personne se sente bien. On s’est rendu compte qu’il n’y a pas beaucoup de lieux où l’on peut rencontrer la personne migrante ».
Julie, Interra
Passion et motivation
Pour les cinq initiatives, une « rencontre avec le pays d’accueil » est essentielle pour s’y intégrer. Cette rencontre poursuit une double mission. Il s’agit, d’une part, de créer le cadre pour que des personnes migrantes côtoient des locaux, ce qui peut avoir beaucoup d’effet sur l’intégration. L’autre mission consiste, au travers de ces rencontres, à faire tomber certains préjugés envers les migrants qui restent ancrés au sein de la population. Il est intéressant de voir que beaucoup d’activités proposées apportent aussi une valeur ajoutée du point de vue des citoyens belges : cours d’arabe, confections de masques (covid-19), distribution de nourriture pour le personnel des maisons de repos, repas pour sans-abris, etc.
La foi des intervenants dans le projet qu’ils défendent constitue le carburant des actions observées. Le fait de croire en une mission dotée d’une utilité sociale pousse les acteurs à avancer en dépit des difficultés qu’ils rencontrent. Pour le Commissariat général au Développement durable (2019), les initiatives citoyennes naissent d’une volonté de faire une différence concrète et de proposer une alternative aux modes d’organisation dominants : « les initiatives citoyennes démarrent souvent aux limites des interventions de la puissance publique ou de l’économie de marché : elles sont à la frontière entre services publics et services marchands, et s’inscrivent majoritairement dans la promotion d’autres modes de développement plus solidaire et durable ».
Travail bénévole
Sans cette énergie mobilisée, les activités pourraient disparaître aussi rapidement qu’elles sont apparues. Et pour cause : certains mènent leurs activités de manière bénévole et conjuguent bien souvent leur implication auprès des migrants avec un emploi et une vie familiale. Cela se traduit par des soirées et des weekends passés à se consacrer à leur projet, pour en assurer la pérennité.
« Ça peut me prendre plus ou moins dix heures par semaine, parfois plus. Les weekends par exemple. Aujourd’hui, c’est après journée. Je fais parfois deux ou trois heures en plus après journée. Je peux prendre un samedi ou un dimanche pour que l’association fonctionne. »
Dursun, La Tulipe
« Ça prend énormément de temps. Le temps avec les individus, les citoyens qui questionnent et qui veulent proposer quelque chose. Ça demande de la communication, puis les contacts avec les familles, les enfants et les écoles, la coordinatrice d’équipe. On est aussi en pleins travaux dans le bâtiment donc mes journées sont longues. »
Alain, Quai des Enfants
Si dans certains cas, les animateurs sont employés par leur association, les heures qu’ils effectuent pour réaliser les activités informelles ne sont pas mentionnées dans leur contrat et dépassent souvent le cadre de leur fonction. Des ateliers comme le film « Tamam», les masques solidaires ou les ateliers d’Interra ont souvent démarré de manière spontanée, en marge des activités officielles et subsidiées des organismes porteurs.
Bon nombre d’initiateurs de ces projets nous confient avoir volontairement renoncé, à un moment ou à un autre de leur parcours, à la stabilité et la sécurité d’un emploi à temps plein. Pour se consacrer à leur activité bénévole et exercer un rôle en accord avec leurs convictions, ceux-ci sont souvent prêts à accepter une situation socioéconomique plus précaire pour eux-mêmes et leur famille. Ces efforts sont inextricablement liés au sens de l’engagement et aux convictions des acteurs rencontrés. Selon le commissariat général au Développement durable (2019), «porteuses de sens et de transformation positive, les initiatives citoyennes sont portées par des individus impliqués, militants, bénévoles, éducateurs, animateurs… qui cherchent un nouveau sens à leur action et souhaitent contribuer personnellement, par leur implication, à un projet collectif de transformation».
Le public migrant à l’avant-scène
Le sens de l’engagement et la détermination des animateurs et responsables de projet rencontrés prennent source dans leurs réflexions sur l’inclusion des primo-arrivants dans notre société. Ces réflexions naissent d’une expérience, celle de la rencontre avec les migrants. Ces acteurs ont pris le temps d’écouter les récits des migrants, ont remarqué leurs talents et forces et ont perçu leur désir de contribuer à la communauté. Pour Interra, il est essentiel mettre en lumière les qualités et compétences des migrants afin de renverser la tendance qui consiste à les placer en position de demandeurs : demandeurs d’emploi, demandeurs d’asile, demandeurs d’allocations… (re)présenter les primo-arrivants comme des personnes qui ont énormément de ressources à offrir constitue, selon nos témoins, le meilleur moyen de déconstruire ces préjugés.
«Souvent ces personnes sont demandeuses d’emploi, d’aide sociale, car on les met dans cette position et qu’il y a peu d’espace où la tendance peut être renversée; nous, on renverse cette tendance, l’idée est que les primo peuvent organiser des ateliers pour d’autres personnes tant migrantes que non. On essaye de faire du 50/50. Ça peut être du sport ou de la cuisine, ou encore plein d’autres choses (…) Le besoin est de permettre cette rencontre avec la population locale. C’est quelque chose de fondamental pour la personne, pour lui permettre de s’intégrer en fait.»
Julie, Interra
Les propos de Rosario de l’association La Cible vont dans le même sens. La crise sanitaire est envisagée comme une occasion pour mobiliser le savoir-faire et mettre en valeur le courage des sans-papiers : « Avec chaque masque distribué on donnait un petit signet présentant ces femmes en disant : elles ont vécu un parcours d’exil, à ce jour elles n’ont pas de titre de séjour. Leur rêve le plus cher est d’apporter tout leur potentiel à la Belgique. (…) L’objectif serait ainsi la régularisation pour les participantes en disant : elles ont agi, elles ont donné, elles font partie de la collectivité. C’est aussi une vitrine qui a permis — parce que souvent on est entre convaincus quand on défend ces revendications-là – (…) de toucher 200 ou 1000 personnes, mais combien sont vraiment convaincus ? Ça a été une façon de mettre en avant la réalité des personnes sans papiers, leur courage, leurs compétences, leur capacité à être là pour nous, cette idée : elles et ils nous protègent donc protégeons-les ».
Ce message de solidarité des sans-papiers avec la société belge est d’autant plus frappant que ce groupe n’est pas protégé par l’État et doit mener son existence quotidienne dans l’invisibilité et sous le couvert de la menace.
Survivre et s’implanter malgré un manque de moyens
De manière générale, la recherche de subsides constitue un enjeu majeur dans le secteur associatif : faute de moyens, la pérennité des projets et activités que les différentes structures mettent sur pied ne peut être garantie. Il ressort d’ailleurs du rapport du Commissariat général au Développement durable (2019) que « de nombreux membres d’initiatives citoyennes rencontrent des difficultés durant la phase d’émergence et de mise en place des projets : sentiment de solitude, manque de soutien, illisibilité des aides au démarrage et des structures d’appui, parcours du combattant de la recherche des statuts et financements, découragement, voire abandon des projets ». Dans un contexte où les fonds publics sont limités, les associations qui offrent des services aux migrants se retrouvent en compétition pour l’accès au financement. La démarche pour obtenir des subsides peut s’avérer longue et fastidieuse, et elle représente souvent un travail à part entière. Or, les responsables que nous avons interrogés mobilisent la majorité de leur temps à la réalisation de leurs activités. La recherche de subsides est alors morcelée sur une longue période, ce qui retarde l’accès à ceux-ci : « C’est difficile sans subsides. On essaye d’en avoir, mais même ça cela demande de l’énergie et du temps, puis du travail. Peut-être que dans quelques années, on va pouvoir en avoir et y arriver (…). Pour en avoir, il faut un historique des activités passées. On a tout publié déjà et sur le site internet sur les activités qu’on a déjà faites et réalisées. Ils veulent que vous ayez des activités dans le passé et un plan budgétaire pour 5 ans » (Dursun, La Tulipe).
Outre la lourdeur bureaucratique engendrée par la quête de subsides, il faut répondre de divers critères pour prétendre à certains financements. Selon Dalifard (2019), « La majorité des procédures administratives sont lourdes et ne correspondent pas au caractère souple et évolutif des projets mis en place par les initiatives. » Or, certains projets poursuivent des missions complexes qui entrent difficilement dans les catégories prévues par les pouvoirs subsidiants. Par exemple, le Quai des enfants poursuit ses missions depuis plusieurs années en dehors de tout cadre juridique et administratif. Pourtant, à un certain stade de croissance, ce mode d’organisation deviendrait trop précaire et ne serait simplement plus envisageable : « Si on s’est constitué en ASBL, c’était pour protéger et sécuriser les enfants. Théo Franken montait le ton. On se rendait compte qu’en s’occupant d’illégaux, on était aussi en situation illégale. Si on voulait continuer à répondre à la demande des enfants, il fallait pouvoir créer un réseau et prendre une forme officielle (…) pour les enfants, ça leur donne une autre visibilité, on est sorti du contexte illégal et grâce à ça ils ont un nouveau statut entre égalité et illégalité. Ça peut être positif pour eux » (Alain, Quai des enfants).
Pour le Commissariat général au Développement durable (2019), l’État et les collectivités locales ont pourtant un rôle à jouer dans l’accompagnement des porteurs de projets citoyens lors de ces étapes cruciales : «accompagnement technique, mise à disposition de données ou moyens humains, soutien matériel, soutien financier, mise à disposition de locaux, simplification administrative, appui à la communication et valorisation, mise en réseau… tout en veillant à l’autonomie des porteurs de projet, dans un esprit d’ouverture, d’horizontalité et de respect des faiseurs. » En effet, pour la majorité des témoins rencontrés, l’obtention de subsides peut apaiser le sentiment de précarité, les fonds obtenus leur permettant de se stabiliser, voire d’élargir l’offre de services : « On cherche à ce que le projet puisse pérenniser. On ne veut pas rester dans l’aléatoire ; pouvoir engager du personnel et accueillir plus d’enfants ; ce serait vraiment préjudiciable de fermer et de réduire l’accueil » (Alain, Quai des enfants).
Le prix de la liberté
D’un autre côté, ces groupes d’intervenants, qui ont débuté de manière informelle, restent attachés à leur liberté d’action. Certains ont peur de voir leur mission dénaturée une fois les fonds publics octroyés, car la dépendance envers les autorités implique une surveillance et un contrôle accrus sur leurs projets : comme l’arguent Cristos et Muller (2013), « plus ceux-ci prennent forme et sont reconnus, plus le lien entre l’apprenant et son expérience est mis à nu ».
«J’ai la crainte de devoir rendre des comptes et le risque de rentrer dans les lignes pour avoir ces subsides. Notre public est fragilisé et si on commence à devoir respecter de nombreuses règles (sécurité…) (…) Dès qu’on rentre dans ce jeu, on pénètre dans l’évaluation systématique. Ça biaise toujours le travail. Ici on n’a pas envie d’avoir d’excellents cuisiniers ou danseurs en fin de stage. S’ils peuvent connaître un moment de découverte, de sérénité, de bien-être et socialisation, c’est l’important. Pas d’exigence de résultat et de performance.»
Alain, Quai des enfants
Le fait de se trouver en dehors du circuit traditionnel offre, en effet, aux porteurs de ces actions citoyennes davantage de flexibilité par rapport aux structures mieux implantées. Chacune de ces associations constitue en quelque sorte un laboratoire où des projets naissent, se transforment et se précisent au travers de nombreuses expérimentations. Elles se démarquent également par une plus grande spontanéité, car il faut parfois savoir rebondir rapidement sur une occasion qui se présente. C’est de cette manière qu’a germé l’idée des masques solidaires en mars dernier, lors de l’éclosion de l’épidémie de coronavirus. Il fallait alors trouver un moyen créatif et concret de rendre service à la population, raconte Rosario, tout en permettant de parler de la cause des sans-papiers et d’engranger des fonds pour les soutenir. Du côté du Quai des enfants, le programme des animations n’est jamais fixé d’avance, comme c’est généralement le cas dans des structures plus larges et plus formelles. Cette association met sur pied des activités « sur mesure », les animations variant en fonction de l’humeur et des envies des enfants : «Le projet est que les enfants viennent sans contrainte, sans s’inscrire, par intérêt. Ils viennent et on dialogue. S’ils ne sont pas dedans, on rebondit et on propose autre chose en s’adaptant (…) Il est important de répondre à la demande. Être toujours dans l’ouverture et leur donner de l’attention face à ce qu’ils expriment. Ils ont beaucoup de mal. Je suis déjà allé à plusieurs reprises dans des stages pour enfants. Certains, dans des activités plus structurées, ils avaient tendance à vite décrocher» (Alain, Quai des enfants). En somme, résume le Commissariat général au Développement durable (2019), «Chaque initiative citoyenne a sa spécificité, son fonctionnement, son mode de financement, mais toutes favorisent la créativité, l’initiative et le partage et fonctionnent selon des principes d’ouverture, d’horizontalité, de viabilité, de convivialité et d’accessibilité».
Le réseautage, un levier pour les activités
Pour mener à bien leurs projets et activités, malgré la précarité financière, les structures que nous avons rencontrées en appellent au soutien de divers acteurs : contacts personnels, investisseurs privés, associations de la région, membres de société civile… Ces partenariats leur apportent une aide financière, matérielle et logistique précieuse. Par exemple, il n’est pas rare que d’autres organismes leur prêtent un local, leur réfèrent des bénéficiaires ou montent des projets avec eux. Le Quai des enfants, par exemple, avoue survivre grâce à « des dons et des collectes ». La Baraka s’est quant à elle tournée vers le mécénat pour pallier l’insuffisance des subsides. Comme le remarque le Commissariat général au Développement durable (2019), « afin de conserver leur indépendance et leur autonomie par rapport aux institutions ou aux entreprises, il n’est pas rare que les initiatives citoyennes cherchent à multiplier et à diversifier leurs sources de financement : vente de prestations, adhésions, participation libre et consentie, financement participatif, etc. Recherchant un modèle autonome, les initiatives représentent un modèle hybride, ni privé, ni public, et souffrent d’une certaine fragilité structurelle ».
Il est intéressant de constater que malgré leur volonté de se démarquer par une offre de services qui n’existe pas ailleurs (du moins sous cette forme particulière), les témoins n’ont aucune intention de se couper des associations qui s’inscrivent dans un réseau plus « formel » de l’enseignement du français langue étrangère et de l’éducation permanente. Au contraire, la collaboration avec les structures jouissant d’un statut plus établi est perçue comme une vitrine à travers laquelle le grand public et les autorités peuvent découvrir leurs propres activités.
«Je vois que l’association grandit vite et qu’elle a une vision plus publique. Je sens que lorsque je prends des contacts, je sens qu’il y a une écoute plus favorable, on est plus pris au sérieux»
Alain, Quai des enfants
L’interpellation des membres de la société civile et leur inclusion dans les activités n’est pas en reste et joue également un rôle clé pour le développement et la légitimation de ces initiatives informelles. Les membres de La Tulipe, par exemple, constatent que leur mission a vraiment pris du sens à partir du moment où ils se sont — littéralement — ouverts à l’extérieur en recherchant des occasions de se mêler à la population de leur quartier et en s’appropriant l’espace public, hors des murs de leurs locaux : «Alors, un jour, on a eu une réunion entre voisins et on a eu l’idée d’organiser la fête des voisins. C’est genre fin mai. C’est un gros barbecue entre les voisins. Et ça a très bien marché. On a pu créer un pont entre nos membres et nos voisins. Nos membres venaient ici, mais ils n’avaient jamais de contacts avec les voisins. Et on a eu ce jour-là environ vingt, vingt-cinq voisins qui ont participé à la fête. Ils sont venus et ont pu discuter deux ou trois heures ensemble. En fait, les personnes remarquent qu’une fois qu’ils ont fait connaissance, ça se passe plus vite. Une fois ce premier pas fait, ça va plus vite».
L’appropriation du français : un va-et-vient entre le formel et l’informel
À l’exception de La Baraka, aucune des structures rencontrées ne propose formellement de cours de français langue étrangère à destination des participants aux projets retenus. Dans cette association, qui épaule principalement les jeunes, il est donc possible de prendre part à des classes de langue et de participer à des activités socioculturelles en parallèle. À l’époque de la réalisation du film Tamam, une formatrice de FLE bénévole s’est beaucoup investie dans le projet. Bien que les participants ne maîtrisaient pas complètement la langue, elle les a aidés à s’exprimer clairement, dans un langage simple, et à développer leur aisance face à la caméra. De plus, selon Catherine de La Baraka, le fait de savoir que le film allait être diffusé dans la communauté a motivé les jeunes à se surpasser et à livrer une production de qualité. Ils sont ressortis de cette expérience avec un gain de confiance notable en leur capacité à s’exprimer en français. Selon Alen et Manço (2012, 178), cette formule favorise la consolidation des acquis linguistiques : « les projets d’appropriation du français destinés aux publics migrants les plus intéressants et les plus aboutis sont ceux menés en complémentarité avec des cours d’Alpha/FLE, quelle que soit la modalité de l’articulation. L’idéal étant que ces deux aspects soient liés avec justesse, selon les possibilités des acteurs et mettant en valeur l’un et l’autre ».
Si la présence d’une formatrice de français dans l’équipe constitue un véritable atout pour l’apprentissage de la langue, une prise de confiance des migrants en leurs propres moyens linguistiques s’opère également au sein des structures qui ne proposent pas de cours de FLE comme tel. En effet, l’apprentissage et/ou le perfectionnement du français restent une mission centrale de ces associations et les animateurs comme les participants accordent une attention particulière à cet aspect tout au long des activités. Ainsi, chez Interra, la maîtrise du français ne doit jamais devenir un obstacle à la participation aux activités. Pour Julie, l’exemple de ce couple de Syriens ayant donné un atelier cuisine malgré une maîtrise du français approximative est, à ce titre, éloquent : « Quand tu donnes des ateliers, au niveau de la langue, c’est super intéressant pour le vocabulaire spécifique, mais qui trouve tout son sens dans l’activité, les personnes associent le nouveau vocabulaire avec la pratique spécifique. (…) Le fait d’avoir été dans l’action, ressentie, la cuisine… Quand tu es une personne dont c’est la passion. “Donne-moi un couteau, ça c’est du cerfeuil”, tu apprends en faisant ».
Constatant une réelle demande pour des occasions de pratiquer le français au sein du public migrant, ces associations comptent d’ailleurs continuer à développer, voire à formaliser le volet linguistique de leurs activités. Pendant le confinement lié à l’épidémie de Covid-19, Interra a d’ailleurs lancé le projet « Duo-langue », visant à jumeler un Belge francophone et un apprenant du français pour continuer de pratiquer, malgré l’arrêt des cours de langue. Les porteurs de ces initiatives informelles sont donc conscients du rôle qu’ils ont à jouer dans l’appropriation du français par les migrants et font régulièrement le pont avec l’offre de services du réseau officiel. Même les associations qui ne proposent pas d’activités à finalité linguistique à proprement parler réfèrent régulièrement leurs bénéficiaires vers des cours de FLE auprès d’organismes partenaires lorsqu’ils cernent un besoin en ce sens. Pour Alen et Manço (2012, 178), « si le “cours de français” formel n’en est pas moins important, la pratique culturelle peut aider à fixer la matière vue au cours. Par conséquent, il s’agit d’organiser la complémentarité entre l’apprentissage et la pratique de la langue ». C’est ce que, précisément, semblent faire les associations que nous avons rencontrées.
Des projets qui donnent du sens à l’apprentissage de la langue
Même en l’absence d’encadrement spécifique au niveau linguistique, les animateurs remarquent également que les primo-arrivants réalisent des progrès en français de manière indirecte, à travers la participation à des activités. Qu’il s’agisse de donner leur avis, exprimer leurs préférences, créer des liens avec les autres participants ou tout simplement de comprendre un exposé ou une discussion, les bénéficiaires baignent dans un environnement majoritairement francophone et doivent mobiliser leurs connaissances linguistiques. C’est en particulier ce contact avec les natifs que recherchent certains participants, car ils jugent cette méthode d’apprentissage plus efficace que des cours de langue « traditionnels ». Patricia, participante au projet Duo-langue originaire d’Amérique du Sud, a senti une nette amélioration de son français : « Parce qu’avec l’atelier Duo-langue, de cette manière, c’est comme un objectif, une motivation pour devenir meilleure. Je dois faire plus de choses, c’est mieux. Et aussi parce que si je suis dans le cours de français, il y a uniquement des étrangers. Et parfois c’est compliqué de parler avec d’autres étrangers parce que nous ne parlons pas bien ».
Selon Alen et Manço (2012, 178), le fait d’orienter le but de l’action non plus sur l’apprentissage de la langue elle-même, mais plutôt sur une production concrète ou une action culturelle « permet aux apprenants et locuteurs de dépasser le rapport utilitaire au langage, de l’apprécier sous d’autres angles, d’y prendre plaisir et, le cas échéant, de s’y identifier positivement ». En effet, la réalisation de l’activité permet d’internaliser du vocabulaire et des structures grammaticales tout en se libérant d’une certaine pression normative, que l’on peut rencontrer dans une salle de classe. Pour ces auteurs, « la langue “majoritaire”, ou celle admise comme telle devient de facto un instrument de communication au sein du groupe des participants supposés linguistiquement hétérogènes, un outil et non pas une norme à assimiler. Par conséquent, on ne se situe plus uniquement dans une approche utilitariste de l’apprentissage d’une langue, mais dans une approche ludique qui fera naître cette envie de découvrir la culture de l’autre, de participer avec l’autre, de participer à l’échange et donc de devenir citoyen ». Mezra, autre participant aux activités d’Interra, voit beaucoup d’avantages aux activités proposées par cette association : « C’est, pour moi, une initiative unique. Depuis que je suis arrivé ici, j’ai vu une différence. Dans les autres structures, on a beaucoup discuté des formations, d’intégration. On apprend beaucoup de théorie, mais franchement je ne trouve pas d’outils pratiques comme ici. Je ne trouve beaucoup d’associations qui proposent des activités pratiques, le vivre-ensemble de manière ludique ».
Enfin, le caractère non obligatoire des rencontres motive grandement les participants. Lors de leur installation en Belgique, les nouveaux arrivants doivent passer par toute une série d’étapes administratives et, dans plusieurs cas, compléter un parcours d’intégration qui comporte de nombreuses heures de formation linguistique. Le fait d’assister volontairement à ces rencontres interculturelles symbolise une reprise de contrôle sur leur propre expérience postmigratoire. La langue française n’est plus vécue comme une contrainte, mais comme un moyen de s’épanouir, de faire avancer un projet qui leur tient à cœur. Ce changement d’attitude et de perception face au français peut avoir une incidence positive sur la volonté qu’ont les primo-arrivants d’apprendre et d’utiliser cette langue dans leurs interactions, mais aussi sur l’imprégnation des acquis (Alen et Manço, 2012). Cependant, selon la plupart des témoins, en l’absence d’évaluation formelle et objective du niveau de français, l’amélioration des compétences linguistiques demeure compliquée à objectiver (Werquin, 2010). D’après Crisol et Muller (2013), « les apprentissages informels sont difficilement quantifiables puisqu’ils sont invisibles, disséminés, non formalisés et non évalués ».
Favoriser le sentiment d’appartenance
L’un des aspects fondamentaux évoqués par les participants non francophones est le cadre convivial des activités, qui leur permettrait d’être plus à l’aise en français. Les activités interculturelles mettent en place des conditions qui encouragent et valorisent les efforts des non-francophones pour s’approprier la langue locale, de sorte qu’ils ne se sentent pas jugés ni stigmatisés malgré les erreurs qu’ils pourraient commettre. Ce climat de réceptivité et de bienveillance est confirmé par Laetitia, participante belge chez Interra qui relate son expérience du projet Duo-langue, réalisée en binôme avec un migrant : « Franchement au début, il m’avait expliqué que c’était vraiment difficile pour lui de parler français parce qu’il avait toujours l’impression de faire des fautes, qu’il n’avait pas confiance en lui, etc. Et à la fin je trouvais que, enfin il a pu le dire lors de l’échange qu’on a eu pour faire le point après le confinement : il disait que ça l’avait vraiment aidé à se lancer, qu’il n’avait plus peur de parler français ».
Le fait que les rencontres interculturelles se déroulent dans un esprit d’ouverture et de curiosité face aux langues des primo-arrivants n’est sans doute pas étranger à cette prise de confiance. S’ils se montrent très volontaires pour apprendre la langue locale, cela leur fait du bien de pouvoir retrouver leur langue maternelle par moments, afin de se sentir en pleine possession de ses moyens. C’est ce que constate Laetitia : « Et donc pendant tout le confinement, au début tous les jours et puis à la fréquence d’un jour sur deux, je parlais avec un Vénézuélien et c’était vraiment super chouette et c’était très riche, vraiment ! Je ne l’ai pas vécu comme une contrainte ou quoi que ce soit. C’était juste chouette de discuter avec quelqu’un et on parlait en français, mais moi je sais parler espagnol aussi du coup, quand il ne comprenait pas quelque chose je lui expliquais en espagnol».
Alen et Manço (2014, 41) constatent que cette attitude bienveillante et inclusive facilite le sentiment d’appartenance : « offrir une identification positive à un groupe, une ambiance de solidarité reposant sur le respect de la singularité de chacun sont autant d’éléments qui participent à l’instauration d’un climat de confiance ». Selon Pulinx et Van Avermaet (2017), il est primordial pour les migrants d’entretenir des relations sociales significatives à l’extérieur de leur propre groupe, ainsi que pouvoir bénéficier des activités et services proposés par les organismes publics et associations, qui peuvent élargir leur réseau de contacts. Mezra, participant aux activités d’Interra, souligne aussi l’importance de faire partie d’un groupe où l’on se sent accepté. Selon lui, l’implantation des activités dans différents lieux de la ville est également un facteur qui contribue au sentiment d’ancrage dans la communauté : « Parfois, j’ai l’impression de ne pas être dans une association. Peut-être parce qu’il n’y a pas de bâtiment, on est dehors, etc. En tout cas, je me sens vraiment moi-même. Chaque fois, on est dans un endroit différent. Ils sont gentils. Les participants aussi, ils sont respectueux. Ils répondent à un besoin très important des nouveaux arrivants : se sentir chez soi, accepté, en groupe. On est des animaux sociaux comme on dit en philosophie, on a besoin d’être dans une collectivité. »
En effet, les primo-arrivants que nous avons interrogés insistent beaucoup sur le sentiment d’isolement qui peut peser lorsque l’on arrive dans un nouveau pays, une nouvelle ville, et dont on ne maîtrise pas la langue ni les codes culturels. Alors, il est fréquent que le cercle social reste limité à la famille et quelques amis ou connaissances de la communauté d’origine (Pulinx et Van Avermaet, 2017). La participation à des activités informelles permet ainsi de se rebâtir un réseau, retrouver des repères et créer des liens forts, indispensables à l’épanouissement psychosocial.
«En fait, dans les autres associations, c’est beaucoup plus cloisonné entre étrangers, ça reste limité. On fait des connaissances, mais c’est fini avec la fin de la formation. (…) Ici, il y a un fil qui unit le tout. C’est plus durable. Il y a des choses, quand je vais jouer le foot, je participe avec des gens, qui ont le même centre d’intérêt. On peut parfois organiser ça sans Interra. Pendant la pause d’été de l’association, on a continué à aller jouer ensemble.»
Mezra
Les participants aux ateliers d’Interra ont formé des amitiés qui perdurent au-delà des rencontres organisées par l’association. Grâce à ces amitiés, le fait de parler français devient lié à des besoins et des sentiments plus personnels. Sur cet aspect, les associations que nous avons rencontrées se démarquent résolument de l’offre de cours plus traditionnelle en français langue étrangère. En misant sur la création de nouveaux liens sociaux, elles pérennisent la pratique du français chez les migrants au-delà du cadre de leurs activités. De Clercq (2015) y voit de nombreux avantages et en appelle à un renversement de la logique avec laquelle nous concevons l’intégration : «le sentiment d’appartenance ne tient pas uniquement à la maîtrise de la langue de la société d’accueil. La personne aura beau maîtriser la langue, si elle n’est pas reconnue à part entière comme un des leurs par les membres de la société d’accueil, elle ne se sentira pas intégrée. Or, c’est le fait d’être intégré à cette société qui permet l’apprentissage de la langue et non l’inverse.»
Conclusion : une offre complémentaire et différente
Pour conclure, il est permis de penser, à la lumière de nos observations à Liège, que les initiatives citoyennes informelles sont amenées à jouer un rôle-clé auprès du public migrant en ce qui concerne l’appropriation du français. Les différents projets mis en place par ces structures viennent en effet répondre à des besoins et des attentes formulés par les personnes migrantes. Ils comblent ainsi un certain manque dans l’offre de services du réseau plus officiel de l’enseignement du français à des migrants adultes (Adami, 2012).
« Je trouve que leurs idées d’activités sont révolutionnaires. (…) Pour moi, ils ont mis le doigt dessus, ils ont atteint le but. C’est pour moi la réponse pratique à l’intégration » (Mezra).
L’originalité et la force de ces initiatives sont telles qu’elles permettent une mixité beaucoup plus large que dans les salles de classe, où le public est essentiellement constitué de primo-arrivants. Les activités interculturelles constituent de réelles occasions d’échange entre personnes locales et primo-arrivantes, et les relations se forgent sur des rapports beaucoup plus horizontaux. Certaines activités proposent même une inversion des rapports de force entre « personnes locales » et « migrants ». Le projet d’Interra est novateur en ce sens puisque les personnes issues de l’immigration ne sont plus reléguées à un rôle de demandeurs, mais deviennent plutôt transmetteurs de leur savoir.
Donner la possibilité à la personne migrante de prendre place dans la société reste un des points d’attention majeurs des différentes associations rencontrées. Celles-ci tentent de lutter contre les préjugés envers la population migrante, notamment par des actions au service de la population belge. En renvoyant une image positive des personnes migrantes, ces initiatives citoyennes informelles espèrent donc aussi interpeller les autorités afin qu’elles réagissent et facilitent l’intégration de ce public.
Malgré les difficultés rencontrées, notamment au niveau financier, les acteurs citoyens que nous avons interrogés apprécient leur liberté d’action et jouissent d’une plus grande marge de créativité par rapport aux structures officiellement reconnues. Pour mener à bien leurs activités, ils puisent non seulement dans leurs propres moyens et ressources, mais font également appel à différents partenaires du réseau associatif. Cette collaboration avec le circuit plus « formel » est indispensable à leur survie et leur permet de jouir d’une meilleure reconnaissance.
En ce qui concerne l’appropriation du français par le public migrant, des ponts existent également entre les associations plus informelles, d’une part, et les opérateurs officiels, d’autre part. Les porteurs des projets citoyens ont conscience qu’un apprentissage structuré de la langue est parfois nécessaire en complément aux activités plus concrètes qu’ils proposent. Alors que certaines structures essayent ainsi d’intégrer un accompagnement linguistique plus soutenu lors de leurs activités, d’autres redirigent certains participants vers des cours de langue.
Mais dans tous les cas, les personnes interviewées constatent une évolution de leur maîtrise du français, notamment au niveau de la confiance en soi. La peur de faire des erreurs, qui constitue souvent un blocage à la communication avec des francophones natifs, est rapidement surmontée grâce à l’ambiance chaleureuse du groupe. En effet, le processus de socialisation et le processus d’appropriation du français semblent opérer conjointement. Le fait de prendre part à des activités collectives qui se déroulent majoritairement en français tout en réunissant un public mixte les encourage à s’exprimer. L’utilisation de la langue devient ainsi un moyen de réaliser un projet qui les intéresse, de s’intégrer au groupe et de se développer personnellement. Un autre atout de ces activités informelles réside sans conteste dans leur caractère non obligatoire et non contraignant. Les personnes, locales comme primo-arrivantes, s’inscrivent délibérément à ces activités et cela enrichit significativement les rapports humains qui s’y établissent. Les participants interrogés remarquent que l’ambiance dans ces associations est particulièrement amicale et ils en retirent souvent des amitiés durables. Dans la majorité des associations rencontrées, l’ouverture aux différentes personnalités et aux divers points de vue, l’écoute, la bienveillance et l’intelligence collective fondent les règles du jeu. Un tel cadre est particulièrement propice à l’appropriation du français par les migrants, car il permet à ce public d’évoluer au-delà du domaine linguistique. Par le biais des activités proposées, les participants s’épanouissent sur les plans social, psychoaffectif, identitaire, citoyen et culturel. La formalisation des cours de langue pour migrants, l’obligation de présence, l’homogénéité du public, la dimension scolaire méthodes… (Godenir et Storme, 2015) serait-ce une erreur politique de croire que cela puisse fonctionner, sans susciter la mobilisation des citoyens pour l’accueil linguistique des nouveaux arrivants ? (Aden, 2010).
Bibliographie
Adami H. (2012), « La formation linguistique des migrants adultes », Savoirs, v. 29, n° 2, p. 9-44.
Aden J. (2010), « L’empathie, socle de la reliance en didactique des langues », Aden J., Grimshaw T. et Penz H. (dir.), Enseigner les langues-cultures à l’ère de la complexité : approches interdisciplinaires pour un monde en reliance, Bruxelles : Peter Lang, p. 23-44.
Alen P. et Manço A. (dir.) (2012), Appropriation du français par les migrants, Paris : L’Harmattan.
Beacco J. C., Krumm H. S., Little D. et Thalgott P. (2017), L’intégration linguistique des migrants adultes : les enseignements de la recherche, Oldenbourg : De Gruyter Mouton.
Berdal-Masuy F. (2006), L’émotion au cœur du dispositif didactique ou quand monter un spectacle autour d’un artiste belge permet de développer sa compétence interculturelle, Louis V., Auger N. et Belu I. (dir.), Former les professeurs de langues à l’interculturel : à la rencontre de publics, Bruxelles : Éditions modulaires européennes,(p. 109-122.
Bourguignon C. (2006), « De l’approche communicative à l’approche communic’actionnelle : une rupture épistémologique en didactique des langues-cultures », Synergie Europe, n° 1, p. 58–73.
Cristol D. et Muller A. (2013), « Les apprentissages informels dans la formation pour adultes », Savoirs, v. 32, n° 2, p. 11-59.
De Clercq E. (2015), « Maîtrise de la langue et intégration : au-delà des idées reçues » Journal de l’Alpha, n° 196, p. 24-37.
Godenir A. et Storme A. (2015), « Intégration et maîtrise de la langue dans la perspective du nouveau décret de la Région wallonne », Journal de l’Alpha, no 196, p. 62-72.
Hambye P. et Romainville A.-S. (2013), « Apprentissage du français et intégration. Des évidences à interroger », Français et société, n° 26-27.
Joyal K. (2012), « Liens entre activités artistiques et appropriation du français selon une perspective de médiation interculturelle. Expériences québécoises », Manço A. et Alen P. (dir.), Appropriation du français par les migrants, Paris : L’Harmattan, p. 69-80.
Manço A. et Allen P. (2014) « La culture comme espace d’appropriation du français pour les immigrés : observations en Fédération Wallonie-Bruxelles », Français et société, n°28.
Pulinx R. et Van Avermaet P. (2017), « The impact of language and integration policies on the social participation of adult migrants », Beacco J. C., Krumm H. S., Little D. et Thalgott P. (2017), L’intégration linguistique des migrants adultes : les enseignements de la recherche, Oldenbourg : De Gruyter-Mouton, (p. 59-66).
Rochon L. et Séguin A. (2012), « Le théâtre : puissante ressource pour l’intégration des immigrantes », Manço A. et Alen P. (dir.), Appropriation du français par les migrants, Paris : L’Harmattan, p. 81-96.
Van Avermaet P. (2012), L’intégration linguistique en Europe : analyse critique. Adami H. et Leclercq V., Les migrants face aux langues des pays d’accueil : acquisition en milieu naturel et formation, Villeneuve-d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, p. 153-171.
Werquin P. (2010), Reconnaître l’apprentissage non formel et informel. Résultats, politiques et pratiques, Paris : OCDE.
Notes
- Dans des publications de l’IRFAM, sauf mention contraire, le masculin est utilisé comme épicène : les personnes dont on parle sont des femmes et des hommes.
- Selon le Commissariat général français au Développement durable (2019, 14), « les initiatives citoyennes naissent et se nourrissent d’un contexte paradoxal qui voit grandir un rejet et une crise des institutions, qui engendrent, dans le même temps, le développement de l’auto-organisation des citoyens et un regain d’initiatives citoyennes. Plus précisément, certaines initiatives peuvent émerger dans le but de répondre à des enjeux qui semblent non pris en compte par les institutions ».
- Dans un premier temps, nous avons utilisé notre réseau de contacts, notamment, dans le secteur de l’action socioculturelle et du français langue étrangère en région liégeoise. Nous avons également lancé un appel à participation à plus grande échelle, via un envoi électronique. Une demi-douzaine de formateurs et animateurs qui sont directement en contact avec le public issu de l’immigration ont manifesté leur intérêt. Certains nous ont redirigés vers de plus petites structures susceptibles de correspondre à ce que nous recherchions. Suite à ce défrichage du terrain, nous avons retenu un panel de cinq initiatives citoyennes et avons mené une dizaine d’entretiens avec différents acteurs impliqués dans celles-ci : organisateurs du projet, animateurs et participants. Nous avons colligé les informations obtenues lors de ces entretiens dans un compte rendu. Un processus d’aller-retour a été installé entre nous et les témoins, afin de partager les résultats et faire valider l’analyse finale. Enfin, la confrontation de nos observations à la littérature en didactique, sociolinguistique ou sciences politiques a permis de produire des éléments de réponse à nos questionnements de départ et de tenter une lecture critique des actions menées en Wallonie-Bruxelles dans le domaine de l’appropriation de la langue locale par les migrants.
- Il s’agit de La Baraka, le Quai des enfants, Interra, La Tulipe et l’École des Solidarités.