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Donner et recevoir pour mener une « vie bonne » : un autre regard sur les migrations

*Crédit photo : Neil Thomas

Christine Barras
© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2020

Pour citer cette analyse
Christine Barras, « Donner et recevoir pour mener une “vie bonne” : un autre regard sur les migrations », Analyses de l’IRFAM, n°10, 2020.

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Les mouvements citoyens qui s’activent aujourd’hui auprès des migrants s’opposent à des politiques jugées répressives ou injustes. Ils illustrent et tentent de répondre à une préoccupation qui était déjà au cœur de la philosophie antique : « Comment mener une vie bonne dans un monde mauvais ? » Alors qu’elle recevait le prix Adorno, Judith Butler (2014, 56) analyse cette question en soulignant « la difficulté qu’il y a à trouver une voie pour suivre une vie bonne pour soi et en tant que soi, dans le contexte d’un monde plus vaste et structuré tout entier par l’inégalité, l’exploitation et les différentes formes d’effacement ». Le questionnement s’inscrit dans un souci à la fois éthique et politique. Mais qu’est-ce qu’une vie bonne ? Ce n’est certes pas la « bonne vie » au sens où notre société l’entendrait généralement, une vie marquée par le succès ou l’argent, mais une vie qui satisfait par le sens que nous pouvons lui donner, qui permet de répondre à des valeurs humaines jugées essentielles, pour soi et pour la collectivité. Une vie qui ne s’ancre pas dans l’utilitarisme, mais dans un idéal, même à contrecourant du discours ambiant.

Don et reconnaissance

Qu’est-ce qui est au fondement des relations entre humains ? La collaboration ou la rivalité ? L’amour ou la haine ? Pour René Girard (1982), l’envie, la jalousie et le combat pour posséder le bien d’autrui sont au cœur des échanges. Les besoins sont supérieurs aux moyens matériels dont disposent les humains, ce qui alimente la rivalité. Cette lecture, d’ordre économique, explique comment les interactions sociales amènent leur lot de conflits, d’alliances, de calculs stratégiques, d’attirances ou de rejets pas toujours conscients. Toujours selon Girard, la violence qui en découle est endiguée par la désignation d’un bouc émissaire qui permet de recréer une alliance sur le dos d’un « ennemi » commun, fût-il innocent. Le « sacrifice », qui est un don capable d’expulser la haine en dehors du groupe, permet la pacification.

Marcel Mauss (2012), en revanche, ne dissocie pas l’économie des autres aspects de la vie sociale. Celle-ci ne se réduit pas à un calcul d’ordre mercantile. Son étude des sociétés dites archaïques montre qu’elles s’organisent autour d’échanges qui se traduisent par l’obligation de donner, de recevoir et de rendre, dans une logique dont les faux pas sont interdits.

L’expérience du don ne s’inscrit donc pas dans une seule approche négative, pour déjouer ou apprivoiser une violence toujours latente. Elle peut aussi être celle de l’amour, de l’altruisme, du pardon ou encore de la créativité, autrement dit s’inscrire dans le cadre d’une « vie bonne ». Axel Honneth (2000, 2008) fait du besoin de reconnaissance mutuelle la condition première pour mener cette « vie bonne ». Chacun a besoin d’être reconnu pour sa valeur, pour ce qu’il est, pour ce qu’il fait, pour ce qu’il donne1. La reconnaissance sociale permet de faire valoir sa spécificité et, en retour, de s’aimer soi-même, dans un jeu de tensions faites d’une succession de conflits et de réconciliations. L’expérience du mépris, c’est-à-dire d’absence ou de négation de toute reconnaissance, ouvre une brèche psychique dans laquelle s’engouffrent la honte ou la colère (Ferrarese, 2009). La révolte des jeunes issus de minorités stigmatisées, dans cette optique, est un refus de la société du mépris (Honneth, 2008), une lutte pour exister en tant qu’être humain. L’accueil des migrants est lui aussi un acte de résistance, qui passe par une expérience personnelle permettant de voir l’autre dans sa spécificité, avec son nom, son caractère, son allure, ses capacités, et à le détacher des représentations uniformes dans lequel l’opinion enferme « les migrants ». La création de ponts, qu’ils soient économiques ou culturels, a besoin de la parole pour être effective : la reconnaissance implique de (se) dire et d’être entendu.

Donner en dépit des circonstances

Le philosophe Hilary Putnam (2007), spécialiste du lien social, observe qu’une localité culturellement homogène offre un tissu associatif dense, avec d’abondantes initiatives solidaires. Lorsque les personnes se (re)connaissent, les projets naissent plus aisément, le don est « naturel ». Inversement, plus les localités sont hétérogènes, moins il y a de projets collaboratifs. Les personnes qui ne sont pas identifiées comme les membres d’un groupe sont davantage appréhendées en termes de rivalité, d’hostilité ou d’indifférence. Pour dépasser ce clivage, les groupes minoritaires ont besoin de tremplins qui puissent créer un sentiment de familiarité réciproque entre la société d’accueil et eux. Les associations d’immigrés ou les mouvements promigrants qui accueillent les nouveaux arrivants y contribuent, comme les particuliers qui hébergent les réfugiés. Ces tremplins relèvent d’initiatives privées ou, lorsqu’elles naissent du secteur politique, elles prennent leur ancrage dans le terrain le plus proche du citoyen, la municipalité. La distribution de cartes d’identité communales accordées à tous les résidents, quel que soit leur statut, participe de ce type d’initiative (Debelder, 2020). Cette loi « au-dessus des lois » (puisque même les résidents en situation illégale sont concernés) est un sésame qui ouvre sur la capacité d’être reconnu pour soi-même et dans le regard des autres.

La situation rappelle le mythe d’Antigone2 face à un choix impossible entre la loi humaine, à laquelle elle devait obéir, et la loi divine, qu’elle ne pouvait outrepasser. L’héroïne fait référence aux « lois non écrites, transmises, humanisantes, car ritualisantes, non négociables » (Lerbet-Séréni, 2007, 197), et la mort qui clôture le mythe renvoie à l’impossible accord, parce qu’il n’y a pas de place pour l’un et l’autre. Ce mythe est devenu le symbole de tous ceux qui agissent contre les injustices, quel qu’en soit le prix, pour permettre l’intégration dans l’État de droit un pan de la population effacé par les lois. Lorsque les initiatives citoyennes se concrétisent parce qu’un groupe s’est donné pour mission de les mener à bien malgré tout, le sentiment de familiarité qui s’instaure progressivement permet de faire une place à chacun, et la reconnaissance par la cité de cette place peut seule éviter une fin tragique.

Le bénévolat, pour soi et pour les autres

Le bénévolat dont il s’agit ici implique une désinstitutionnalisation de l’intervention sociale. Il comporte deux faces. L’une, politique, est de pallier les déficiences politiques ou de compléter ses prises de position par des initiatives issues du terrain. L’autre, personnelle, consiste à donner de soi-même, ou à se mettre soi-même à l’épreuve.

Peut-on parler de vocation ? Celle-ci implique « l’idée de mission, de service de la collectivité, de don de soi et de désintéressement » (Sapiro, 2007, 5). Au XVIIIe siècle, le concept de désintéressement rassemble des activités opposées aux valeurs mercantiles et au travail manuel. Il est lié à la religion, et aussi à l’esthétique pour se distinguer des émotions vulgaires. L’activité bénévole est-elle une vocation qui serait un héritage de l’activité de bienfaisance ? Est-ce une activité créative menée pour rendre la société plus belle, dans le sens de plus ouverte et bienveillante ? Le sentiment d’agir pour changer la société, à son niveau ? Mener de telles activités désintéressées, augmente certes l’estime de soi, voire diminue un éventuel sentiment de culpabilité. Elles permettent surtout d’être acteur au sein d’un collectif qui se donne pour enjeu d’apporter quelque chose de neuf, de plus juste, et même, dans une visée performative, infléchir le cours de l’histoire par un autre type de gouvernance.

La réciprocité ou la possibilité d’être reconnu en tant que donateur

Celui qui aide croit généralement en la faiblesse de l’aidé, parce que « donner » pour « aider » implique une relation inégalitaire. « Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (minister) » (Mauss, 2012, 228). D’où la tension possible entre un donateur qui, consciemment ou pas, prend une posture « supérieure » et attend une humilité reconnaissante de la part de celui qu’il aide, et un bénéficiaire qui ne répond pas à cette image pétrie de condescendance, qui ne se comporte pas forcément comme un « bon pauvre » (Frétigné, 1999). Envisager la réciprocité du don implique d’avancer un pas plus loin.

L’apport des migrants à la société d’accueil est souvent étudié sous un angle économique (Manço et coll., 2017), en termes de coûts et de bénéfices pour les entreprises, de menace ou d’atouts pour la société, ou encore de modalités organisationnelles, par exemple dans le tissu associatif. La participation des immigrés à la vie politique ou le parcours scolaire, avec l’entrée des jeunes sur le marché du travail, sont également des thèmes récurrents. Une approche d’ordre culturel, moins fréquente, mérite d’être analysée. L’intérêt pour l’art des immigrés, par exemple, exige un renversement en termes de représentations et de valeurs : « Les immigrés et leurs descendants ont longtemps été considérés exclusivement comme des travailleurs, comme des moyens de production dans l’économie industrielle ou dans l’économie postindustrielle » (Martiniello, 2017, 141). Dans cette optique, ils ne sont pas supposés agir dans le champ artistique en tant que producteurs, sauf sous une forme folklorisée et peu légitimée culturellement, ce qui arrive par exemple pour la musique créole ou africaine (Baccouche, 2018). La demande d’exotisme contribue à renforcer la communautarisation. Insister sur l’authenticité est ambigu, puisque l’accent est mis sur la nécessité de se démarquer du groupe majoritaire autant que sur des qualités intrinsèques. Dans une démarche inverse, la récupération culturelle est une façon de nier la spécificité de l’autre en prenant sa place. Folklorisation et récupération sont deux procédés qui neutralisent ou « chosifient » l’apport de cultures différentes. Ils l’empêchent de voir l’autre dans un rôle actif capable de transformer la société d’accueil, aussi bien sur le plan culturel que politique. La reconnaissance culturelle, artistique, sans oublier ce qui concerne le sport, contribue à forger une communauté multiculturelle lorsque les représentations qui s’y rapportent n’opposent pas deux groupes, un « nous » et un « eux », ou lorsqu’ils n’annihilent pas la présence de l’autre. La reconnaissance réciproque est à travailler par l’éducation pour faire des potentiels de chacun un laboratoire de partage culturel, où chacun a sa place, et où chacun accepte la possibilité d’être transformé par l’autre.

Le poids du destin ?

Les initiatives citoyennes permettent de modifier les représentations portées sur un groupe humain hétérogène. Mais le chemin est long, rendu difficile par des mécanismes de peur et de repli qui ont cours aussi bien dans la société d’accueil que chez ceux qui ont fait le voyage migratoire. Les obstacles se reflètent notamment dans le langage. Le nom « d’immigrés » porte en lui un destin frappé au sceau du manque, et empêche d’avoir accès à celui d’« étranger » qui, par son statut, « peut, dans le meilleur des cas, cumuler les avantages liés à deux nationalités, deux langues, deux patries, deux cultures » (Sayad, 1999, 11, préface de P. Bourdieu). La performativité des mots est à prendre comme un facteur supplémentaire de vulnérabilité, que l’immigré reçoit du pays d’accueil dès le premier instant où il en foule le sol.

Un autre élément est à considérer, issu quant à lui de la société d’origine. « On ne va de l’autre côté de la rivière qu’avec une raison valable », dit un proverbe téké (cité par Manço et coll., 2017, 13). Lorsque la situation économique du pays d’origine ne laisse pas de place à tout le monde, partir est le seul choix qui reste à celui qui veut une vie meilleure. Si la fierté d’avoir entrepris le voyage est mise à mal par les désillusions qui naissent au contact d’une réalité brutale, la vérité ne doit pas être racontée à ceux qui sont restés au pays, pour maintenir l’image d’une traversée victorieuse. Sayad (1999) raconte le malentendu à propos de ceux qui reviennent, auréolés de prestige, avec un sourire qui ne reflète pas le bonheur de là-bas, comme l’imagine la famille, mais celui de retrouver les leurs. Dans son ouvrage sur le Cap Vert, Pierre-Joseph Laurent (2018) montre que la réussite au pays est nettement moins désirable qu’un simulacre d’emploi aux États-Unis, et que la famille élabore des stratégies complexes pour favoriser le départ en espérant en retour une aide similaire. Celui qui est parti grâce à l’argent des siens va, à son tour, rendre le même service à celui qui en a besoin. Aidés par des proches restés au pays, ils leur sont redevables jusqu’au jour où ils auront rendu ce qui leur a été donné, en faisant venir un plus jeune, un conjoint, un proche qui ne veut pas rester sur la touche. Don et contre-don entretiennent ici l’illusion d’un « ailleurs » auréolé de magie.

Pour conclure

La question philosophique citée en introduction pose la nécessité du lien aux autres qui doit impérativement se mettre en acte. Le poids des représentations ou celui de l’histoire, les intentions dont toutes ne s’inspirent pas de valeurs altruistes, l’opportunisme d’un esprit rebelle qui est dans l’air du temps, l’obéissance à des traditions qui, faute d’être interrogées, enferment dans la précarité, tous ces facteurs ont certes leur part dans le tissage d’un destin. Mais quelque chose de neuf est capable de les transcender et d’enclencher un processus dans lequel chacun sortira gagnant : « Je ne perdrai pas ce moi que je suis ; qui que je sois, mon moi sera transformé par mes relations avec les autres, puisque ma dépendance à l’égard de l’autre, et l’essence même de cette dépendance sont nécessaires pour vivre et pour vivre bien » (Butler, 2014, 109). C’est à cette condition qu’il est possible de répondre l’une des urgences de notre temps, les migrations, en semant quelques graines qui pourront peut-être les transformer.


Bibliographie

Baccouche S. (2016), « Des clichés au possible rejet : quelle place pour les arts issus des migrations en France ? », Nectart, v. 2, n° 1, p. 112-120.

Butler J. (2014), Qu’est-ce qu’une vie bonne?, Paris : Payot et Rivages.

Debelder J. (2020), « Les cartes d’identité communales : de l’intégration à la démocratie », Diversités et citoyennetés, n° 55, p. 47-52.

Ferrarese E. (2009), « Qu’est-ce qu’une lutte pour la reconnaissance ? Réflexions sur l’antagonisme dans les théories contemporaines de la reconnaissance », Politique et Sociétés, v. 28, n° 3, p. 101–116.

Frétigné C. (1999), « Le don de soi. Logiques d’engagement des bénévoles d’associations caritatives », Recherches et prévisions, v. 56, p. 1-7.

Girard R. (1982), Le bouc émissaire, Paris : Grasset.

Honneth A. (2000), La lutte pour la reconnaissance, Paris : Gallimard.

Honneth A. (2008), La société du mépris, Paris : La Découverte.

Laurent P.-J. (2018), Amours pragmatiques. Familles, migrations et sexualité au Cap-Vert aujourd’hui, Paris : Khartala.

Lerbet-Séréni F. (2007), « Des paradoxes au paradoxe : la figure d’Antigone pour penser l’accompagnement », Boutinet J.-P., Denoyel N., Pineau G. et Robin J.-Y (dir.), Penser l’accompagnement adulte. Ruptures, transitions, rebonds, Paris : PUF, p. 189-207.

Manço A., Ouled El Bey S. et Amoranitis S. (dir.) (2017), L’apport de l’Autre. Dépasser la peur des migrants, Paris : L’Harmattan.

Martiniello M. (2017), « Arts et minorités ethniques : un domaine négligé », Manço A., Ouled El Bey S. et Amoranitis S. (dir.), L’apport de l’Autre. Dépasser la peur des migrants, Paris : L’Harmattan, p. 141-147.

Mauss M. (2012, 1924), Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris : PUF.

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Sapiro G. (2007), « La vocation artistique entre don et don de soi », Actes de la recherche en sciences sociales, v. 168, n° 3, p. 4-11.

Sayad A. (1999), La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris : Seuil.

Notes

  1. Dans des publications de l’IRFAM, sauf mention contraire, le masculin est utilisé comme épicène : les personnes dont on parle sont des femmes et des hommes.
  2. Rappelons qu’Œdipe, ex-roi de Thèbes chassé de la ville, avait prédit à ses fils Polynice et Etéocle qu’ils se donneront mutuellement la mort. Pour y échapper, les deux frères décident de régner sur Thèbes alternativement une année chacun. Mais Etéocle refuse de remettre le pouvoir à son frère quand vient son tour. Polynice attaque la ville, les deux frères s’affrontent dans un combat et meurent sous les coups l’un de l’autre. Créon, frère de leur mère Jocaste, devient roi. Etéocle reçoit les honneurs dus à son rang, tandis que Créon interdit à quiconque, sous peine de mort, d’enterrer Polynice, abandonné dans le désert et condamné à être la proie des animaux sauvages. Leur sœur Antigone transgresse cet interdit et jette symboliquement une poignée de terre sur le corps de Polynice, en vertu de ses liens fraternels. Créon la condamne à être enterrée vivante.

Christine Barras