L’apprentissage du français à visée professionnelle : une approche participative et interculturelle
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Dina Sensi
Dans notre article « Français langue étrangère orienté métier : regards critiques » nous avons mis en évidence les résultats du projet Hospi’Jobs en termes d’apprentissage de la langue : 91 % des participantes et participants estiment en fin de stage qu’ils sont capables de comprendre et d’exécuter les tâches demandées. Pour 91 %, le vocabulaire technique est intégré, ce chiffre étant de 49 % avant le stage en hôpital. Pour 93 % on note un sentiment d’aisance à communiquer en français avec les collègues, contre 71 % avant l’immersion professionnelle. Enfin, 29 % des stagiaires ont progressé d’un niveau de maîtrise au cours du dispositif. Le fait de ne pas suivre longuement un cours de français n’a donc pas privé ces personnes d’une évolution positive dans cette langue.
Cette approche de l’apprentissage du français s’avère aussi performante qu’un module classique de Français Langue Étrangère (FLE), mais nettement plus rapide en termes d’intégration socioprofessionnelle. Dans la mesure où la question de l’acculturation linguistique joue un rôle clé dans le processus d’intégration (Adami, 2020), ce sujet est susceptible d’intéresser l’éducation permanente. Il ouvre en effet une porte d’entrée efficace pour lutter contre les discriminations à l’emploi renforcées par les situations « d’insécurité langagière » vécues par les nombreux travailleurs issus de l’immigration dans les entreprises (Adami et André, 2014).
En tant que pédagogues, nous nous sommes dès lors posé la question suivante : quelles sont les conditions méthodologiques pour que ce dispositif soit aussi efficace et transférable ? Pour répondre à cette question, nous avons interviewé les acteurs1de deux expériences développées actuellement en Région wallonne : le projet Hospi’Jobs du Monde des Possibles à Liège et le projet Welc’Home du Centre Interculturel de Mons et du Borinage (CIMB) à Saint-Ghislain.
Élaboration du programme de formation
L’élaboration de tels programmes de formation commence par une prise de contact avec des entreprises du territoire qui sont en demande de main-d’œuvre.
Dans le projet Hospi’Jobs, l’organisme de formation a pris contact avec des responsables de deux hôpitaux de la région liégeoise. Dans le projet Welc’Home, c’est le Centre Interculturel de Mons Borinage qui a pris contact avec la responsable d’un groupe de maisons de repos du Hainaut.
Ce premier contact permet de persuader les entreprises que les besoins des uns et des autres se rencontrent : mettre à l’emploi des personnes en recherche d’une part, dans des entreprises en pénurie de main-d’œuvre d’autre part.
Pour rencontrer cet objectif commun, les acteurs en présence acceptent de s’engager et d’investir du temps pour une première réflexion commune sur le dispositif de formation le plus adéquat et sur les compétences langagières nécessaires pour assurer la pratique des métiers envisagés.
Plusieurs réunions sont alors organisées. Elles rassemblent des personnes de tous les organismes concernés : l’entreprise, l’organisme de formation, les organismes partenaires tels que le FOREM ou le CPAS, l’organisme facilitateur de l’intermédiation (l’IRFAM et/ou le Centre régional d’Intégration (CRI).
Lors de ces rencontres, il s’agit de faire connaissance, d’apprendre à se faire confiance et de comprendre les enjeux des uns et des autres. Il s’agit également d’apprendre à communiquer et déconstruire des préjugés et stéréotypes inévitables lorsque des mondes culturels différents collaborent. Par exemple, le monde du social craint parfois l’absence d’empathie du monde des entreprises qui serait uniquement à la recherche du profit. Inversement, le monde des entreprises peut exprimer des doutes quant à la recherche d’efficacité des travailleurs du social qui seraient uniquement centrés sur les besoins de leurs bénéficiaires…
Ces rencontres servent aussi à changer les représentations et les attentes en matière de compétences langagières des futurs stagiaires. Le formateur du Monde des Possibles explique : « On nous a demandé de situer nos stagiaires sur l’échelle de niveau du référentiel européen, mais nous avons refusé, car nous ne voulons pas étiqueter à l’avance les personnes. Il a fallu dès lors expliquer et convaincre que l’approche est différente et que l’apprentissage se fait progressivement, en immersion, dans le stage et puis dans l’emploi ».
Du côté de Mons Borinage, la formatrice impliquée avait déjà une expérience de formation en FLE métier pour électriciens au FOREM sans toutefois avoir au préalable observé les interactions dans des entreprises d’électricité. La représentante du CIMB a dès lors « dû convaincre ses partenaires de sortir de leurs zones de confort », et c’est progressivement que la formatrice a compris que les réalités ne correspondaient pas nécessairement à ses représentations des besoins langagiers du métier.
Comme l’a précisé notre interlocuteur du Monde des Possibles : « cela implique que le formateur prenne le temps d’étudier aussi l’organigramme, l’organisation et le type de management de l’hôpital. En outre, un hôpital n’est pas l’autre sur toutes ces questions ».
La première étape de cette collaboration entre les différents organismes est évidemment d’identifier les métiers concernés. Dans le projet Hospi’jobs, trois métiers s’articulant entre eux ont été choisis : la maintenance logistique, le nettoyage et la restauration. Le projet Welc’Home se concentre sur le métier d’aide logistique en institution de soins pour la première année (en 2025) pour s’ouvrir plus tard au métier d’aide-soignante. Les partenaires analysent alors ensemble trois types de besoins.
Les besoins en compétences langagières
Les besoins en compétences langagières peuvent se définir à de partir de référentiels existants tels que « Le référentiel des compétences clés en situation professionnelle ». Comme l’exprime la représentante du CIMB, « ces référentiels théoriques ne couvrent pas l’ensemble des communications qui ont lieu en situation réelle. Il faut aussi approcher l’invisible en allant directement observer les interactions entre les personnes. Il faut aussi rassembler et prioriser tous les documents écrits (officiels et non officiels) authentiques qui circulent dans l’entreprise et qui sont importants non seulement pour les métiers choisis, mais aussi pour tout ce qui concerne les consignes de sécurité du service, la convivialité (par exemple, les faire-part de naissance ou de mariage, les fêtes du personnel…) ou encore les réunions d’équipe… »
Les besoins en compétences psychosociales et professionnelles
Ces dimensions sont aussi mises en évidence : l’intégration professionnelle implique la compréhension des codes non seulement professionnels, mais aussi culturels et sociaux qui régissent les milieux de l’emploi (Moffet et Bouchard, 2007 ; Canut et Delahaie, 2023).
On parle alors de compétences transversales telle que la motivation, l’engagement, la ponctualité… mais aussi spécifiques comme « dans les maisons de repos ou les hôpitaux, la gestion de situations de deuil, des familles en colère, de problèmes cognitifs des malades ou des résidents… » Les compétences interculturelles sont également abordées dans la mesure où les futurs stagiaires sont issus de cultures différentes, ce qui peut entraîner des chocs culturels, voire des phénomènes de rejet ou de discrimination.
Enfin, bien que l’apprentissage des compétences techniques soit totalement sous la responsabilité de l’entreprise lors des stages, certaines compétences pré-requises peuvent être identifiées afin de décider qui, de l’entreprise ou de l’organisme de formation, les prendra en charge. On peut citer, par exemple, l’utilisation d’un système d’oreillette (par lequel sont transmises les tâches du jour) ou encore l’utilisation d’un ordinateur pour gérer les stocks de matériel et de produits.
Après ces quelques séances de préparation, l’organisme de formation élabore la structure, les objectifs, les contenus, les méthodes, la documentation et les outils pédagogiques des différents modules.
Mise en œuvre du programme de formation
Dans les deux projets cités, les dispositifs de formation proposent une période de formation « en classe » avec des visites d’entreprises (pour comprendre les réalités des métiers et pour confirmer les projets professionnels des participantes et participants), suivie d’une période de stage pendant laquelle les stagiaires sont accompagnés de manière rapprochée et individuelle par le formateur et par une tutrice ou un tuteur choisi parmi le personnel de l’entreprise. Il s’agit souvent de représentants du premier niveau de la chaîne de décisions (les brigadières dans l’hôpital).
Les pédagogies choisies dépendent d’une part des niveaux scolaires et langagiers du groupe, des pratiques habituelles des formateurs et formatrices et des contenus abordés. Certains cours seront donc plus formels, d’autres, plus informels, mais toujours reliés entre eux par la cohérence des nécessités du terrain.
L’important est de s’adapter aux différents niveaux de français dans la classe : « il faut danser avec eux » dit la représentante du CIMB. Cela permet d’assurer la participation active de tous et de toutes et de vérifier l’acquisition des compétences nécessaires à l’entrée dans les stages. En effet, la qualité professionnelle des stagiaires constitue un élément fondamental pour renforcer la confiance de l’entreprise et continuer la collaboration. La constitution du groupe et la phase de recrutement des participantes et participants ne doivent donc pas être prises à la légère. Le sérieux des personnes et leur engagement dans la formation en vue d’un emploi sont primordiaux pour la réussite de l’expérience.
Une information complète, rigoureuse et réaliste sur la nature des métiers envisagés doit dès lors être fournie. « Les participants doivent savoir à quoi s’attendre en termes de charge ou encore de risques sanitaires. Par exemple, dans le projet, ils doivent être capables de parcourir 10 à 12 km et nettoyer 15 à 20 chambres par jour… » Le recours à des interprètes peut être nécessaire pour permettre une bonne compréhension lors du recrutement.
Nous ne reprendrons pas ici l’ensemble des cursus prévus dans ces formations. Nous souhaitons seulement mettre l’accent sur le module de communication interculturelle dont l’objectif est de préparer les personnes à mieux comprendre les codes culturels des entreprises dans lequel elles vont s’insérer en tant que stagiaires et leur donner des outils et des stratégies pour gérer les situations de tensions, voire de conflits qui pourraient exister entre les stagiaires et les équipes en place.
Ce module correspond à 10 % de l’ensemble de la formation. Il est assuré par l’IRFAM, spécialisé en démarches interculturelles. Il se déroule en trois séances, une première, tout au début de la formation, la seconde juste avant le stage, mais après les visites d’entreprises et la dernière après le stage.
Sachant que les personnes ont un faible niveau de français au début, la première séance est destinée à faire comprendre de manière simple et par des mises de situation, les codes de l’entreprise. L’humour est utilisé pour dédramatiser et diminuer les craintes face à l’étrangeté des nouveaux contextes de travail. Parfois, l’anglais est utilisé, voire des traductions en langue d’origine entre les personnes présentes. Certaines situations récurrentes sont déjà abordées telles que le port du foulard ou du pantalon dans les uniformes de travail…
La deuxième séance aborde les concepts clés qui interviennent généralement dans l’évaluation des stages par les brigadières : la motivation, la prise d’initiative, la ponctualité, l’hygiène, l’intégration dans une équipe… Les signes verbaux et non verbaux de ces critères sont identifiés, comme le regard, le sourire, traîner les pieds, l’odeur corporelle, les gestes, les questions et les réponses de l’accueil du matin…
Cette deuxième séance permet également d’exercer les compétences nécessaires dans la gestion de situations problèmes. Des exemples d’incidents critiques rapportés par les stagiaires des années précédentes sont utilisés. Une liste de cas a pu être constituée, dont voici un exemple :
Une stagiaire (d’origine subsaharienne) est en stage en nettoyage. Elle a un niveau basique en français. C’est le début du stage. Elle est chargée d’utiliser un balai. Suite à une mauvaise manipulation, le manche se déboîte et le balai se disloque. La stagiaire ne connaît pas l’outil, elle panique, croit l’avoir cassé. Elle suit la consigne et prévient la responsable de l’incident : « balai cassé, madame ! ». La responsable, énervée, lui répond de vive voix devant le reste de l’équipe : « Tu travailles comme une sauvage ! ». La stagiaire ne répond pas. Elle est désemparée, elle se sent humiliée, désarmée et démotivée. (Elle ne reporte les faits à son formateur que bien plus tard.) Juste après l’altercation, la responsable reclipse le balai tout simplement et l’envoie finir son travail. Pour la responsable, clipser le balai est un acte évident, mais la stagiaire l’ignorait. »
Les incidents critiques sont analysés à l’aide d’une grille et qui permet d’identifier les actions, les émotions, la négociation possible et les recommandations pour les personnes concernées et pour la structure accueillante.
Une des compétences importantes exercées lors de cette deuxième séance est notamment la capacité à rétablir un rapport égalitaire entre soi et son interlocuteur malgré son statut de stagiaire : intervenir dans les discussions, chercher ensemble des solutions aux problèmes, montrer les photos de ses enfants, apporter des gâteaux… bref, être acteur dans la construction de la relation au lieu de la subir…
La troisième séance du module est consacrée à une évaluation globale des relations vécues pendant le stage en faisant des liens avec les contenus du module. C’est aussi l’occasion de ramener éventuellement de nouvelles situations critiques qui pourront être utiles aux formations futures.
Le suivi en entreprise
Comme précisé plus haut, les stagiaires sont accompagnés de manière individuelle et rapprochée par le formateur ou la formatrice. Les apprenants font des retours sur l’expérience et ses difficultés. Les formateurs ou formatrices aident à trouver des solutions.
Lors de ses visites, le formateur du Monde des Possibles rencontre également les anciens stagiaires qui sont en emploi dans l’hôpital : « nous sommes sans cesse alimentés par nos stagiaires actuels et anciens sur la pertinence de notre formation en français. Nous apprenons avec eux. Ils nous disent ce qui a été utile, ce qui a changé… »
Dans ce processus de suivi, les participants deviennent donc aussi des acteurs dans l’évolution du cours de français. Il faut en effet revoir continuellement les contenus des cours en lien avec les évolutions technologiques, les changements dans l’organisation des services ou encore dans la culture de management de l’entreprise.
L’accompagnement des équipes accueillantes
Des rencontres régulières entre tous les partenaires sont nécessaires pour s’assurer que la formation répond toujours bien aux besoins de l’entreprise et aux besoins des stagiaires.
Dans le projet Hospi’Jobs, les partenaires se rencontrent deux fois par an. Ils évaluent la collaboration en termes d’efficacité, de pertinence et d’efficience de la formation en français, mais aussi l’organisation et l’impact des stages, ainsi que la qualité de l’encadrement des stagiaires par les tuteurs.
Les incidents critiques relatés par les uns et les autres (comme l’exemple ci-dessus) sont discutés lors de ces rencontres. Cela a notamment permis aux hôpitaux de demander des séances de sensibilisation à la démarche interculturelle pour les tuteurs. Grâce à cette collaboration et ce suivi, toutes les organisations partenaires deviennent apprenantes et se remettent en question en vue d’une meilleure insertion de la diversité2.
Conclusions
Depuis de très nombreuses années en Fédération Wallonie Bruxelles, la formation technique et professionnelle des adultes propose des parties du cours de français consacrées aux besoins des métiers concernés : vocabulaire des tâches, des outils, des procédures… Dans ces cours traditionnels appelés « FLE métiers », généralement, le professeur de français est responsable des contenus (éventuellement en collaboration avec les formateurs des cours techniques et professionnels) et reste le plus souvent au sein même de son institut de formation.
Dans les dispositifs présentés ici la démarche andragogique est fondamentalement différente, car elle se veut totalement interculturelle, dynamique et intégrative.
Interculturelle parce qu’elle construit la formation grâce à la rencontre et la négociation du vivre-ensemble entre tous les acteurs concernés : le personnel des entreprises, celui des organismes de formation, le personnel d’organismes tiers facilitateurs de l’intermédiation et les participants.
Intégrative parce qu’elle inclut l’apprentissage du français dans un ensemble de compétences non seulement langagières, mais aussi culturelles et psychosociales. Elle intègre également différents lieux apprentissages formels et informels. Enfin, elle intègre des moments de réflexion et de formation du personnel au sein des entreprises accueillantes.
Dynamique parce qu’elle s’adapte continuellement aux innovations et aux changements des besoins de l’entreprise et des bénéficiaires, grâce à un processus régulier d’évaluation participative.
Bibliographie
Adami H. (2020), Enseigner le français aux adultes migrants, Paris : Hachette.
Adami H. et André V. (2014), « Les processus de sécurisation langagière des adultes : parcours sociaux et cursus d’apprentissage », Revue Française de Linguistique Appliquée, v. XIX, p. 2, p. 71-83.
Canut E. et Delahaie J. (2022), « Français langue d’intégration : français pour s’intégrer ? Le dispositif MigraFLE dans les Hauts-de-France ». Le français aujourd’hui, v. 217, n° 2, p. 79‑89.
Moffet V. et Bouchard P. (2007), « Le multilinguisme au travail dans le contexte québécois de la francisation des entreprises », Noves SL. Revista de Sociolingüística, automne/hiver.
Notes
- Nous remercions pour ces interviews Cossi Noudofinin du projet Hospi’Jobs et Steluta Popa pour le projet Welc’Home.
- Cette collaboration a donné lieu au projet Hospi’talité soutenu par la Région wallonne.