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Les artistes et l’inclusion sociale : projets inspirants de la Fondation Internationale Yehudi Menuhin

Dina Sensi

© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2024.

Pour citer cette analyse
Dina Sensi, « Les artistes et l’inclusion sociale : projets inspirants de la Fondation Internationale Yehudi Menuhin », Analyses de l’IRFAM, n°9, 2024.

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La participation culturelle et artistique représente une source d’émulation individuelle et collective, un terrain propice à l’engagement citoyen et au développement de la créativité, utile dans de nombreuses situations de la vie. L’accès aux droits culturels favorise le déploiement des capacités d’action des participants et participantes. A plus forte raison pour celles et ceux issus des migrations et/ou qui vivent des situations de vulnérabilité. Ce postulat que défend l’IRFAM depuis de nombreuses années dans ses recherches, se concrétise également par son partenariat avec la Fondation Internationale Yehudi Menuhin (IYMF) qui a pour vocation d’« utiliser la puissance de l’art pour changer la société et apporter des solutions durables aux défis qui se posent ».

Comment la pratique artistique et la culture peuvent-elles devenir vecteurs de rencontres (interculturelles), d’inclusion sociale, d’engagement collectif et par là, rompre la solitude et favoriser la participation des personnes issues des migrations nouvellement arrivées en Belgique ? Ces questions préfigurent les actions menées par la Fondation IYMF créée en 1991 par Yehudi Menuhin, célèbre violoniste et humaniste, et par Marianne Poncelet qui en est toujours la vice-présidente. La Fondation se présente comme une association internationale qui initie et met en œuvre des projets visant à renforcer la cohésion sociale en facilitant l’accès à l’expression créative et en utilisant les arts comme moyen de créer des liens sociaux et promouvoir le dialogue interculturel entre différents groupes d’origines sociales et ethniques diverses.

La IYMF développe trois grands axes d’action. Le premier est celui de « l’art et l’éducation », notamment avec le programme international MUS-E qui propose des activités artistiques de longue durée dans des écoles primaires multiculturelles des quartiers défavorisés, en Europe principalement. Le second est celui de « la création artistique » et de l’organisation d’évènements et de concerts multiculturels qui rassemblent des artistes du monde entier. Et, enfin, le troisième champ d’action est celui de l’inclusion sociale auquel nous nous intéressons plus particulièrement dans le cadre de cette analyse.

Les fondements : créer la rencontre entre des acteurs artistiques et culturels locaux et des artistes réfugiés

Dès sa création, la Fondation a eu pour mission de renforcer l’inclusion et la cohésion sociale grâce à l’art. Dans ce but, Menuhin a imaginé une Assemblée des Cultures Européennes (ACE) qui aurait été une plateforme de débats, de contacts, de compréhension et d’ouverture sur les défis auxquels le monde est confronté. L’idée portée par Menuhin était que toutes les cultures présentes en Europe deviennent partie intégrante et citoyenne de cette Europe, et investissent cette dimension européenne, avec leur propre génie artistique et culturel. Cette idée s’est concrétisée de manière diverse au sein de la Fondation. Elle a donné lieu, par exemple, à la création d’un groupe interculturel d’Artistes Ambassadeurs de la Fondation ou encore à des projets tels que « Sharing all voices » et « Voices for tomorrow » soutenus par le programme Creative Europe de la Commission européenne de 2008 à 2013.

Plus récemment, en 2018, la Fondation a décidé de mettre en œuvre le projet « Homelands, places of belonging » dont nous avons réalisé l’évaluation de 2020 à 2022. Homelands est un projet de cocréation artistique pour et par des artistes réfugiés en collaboration avec les communautés locales. Trois éditions ont été organisées sur une période de trois ans.

Chaque édition visait les mêmes objectifs : faciliter l’inclusion d’artistes nouvellement arrivés, demandeurs d’asile ou réfugiés grâce à un projet artistique favorisant un dialogue interculturel durable avec des communautés locales et en collaborant avec des structures culturelles existantes. Il s’agissait de fournir à ces artistes les outils nécessaires pour faciliter leur mobilité sociale et leur intégration dans la vie culturelle et professionnelle belge tout en créant des bénéfices tangibles pour la société d’accueil.

Ce projet a été conçu et coordonné par les artistes Sergio Roberto Gratteri et Graziella Boggiano, tous deux partenaires de la IYMF. Ont participé à ce projet, 18 artistes originaires de nombreux pays (Azerbaïdjan, Brésil, Daghestan, Iran, Iraq, Maroc, Niger, Salvador, Sénégal, Surinam, Palestine, Syrie et Togo) et de nombreuses disciplines artistiques différentes (danse, photographie, musique, arts visuels, design, réalisation vidéo, sculpture, théâtre…). Chacun de ces artistes devait constituer un binôme avec un médiateur (ou une médiatrice) culturel mis à la disposition par des structures culturelles partenaires (GC Ten Weyngaert, Kanal-Centre Pompidou, Résidences Art, Wolubilis, Centre culturel d’Ixelles, Centre culturel de Namur, l’UCLL, KNEPH de Louvain).Ce projet a été mené dans quatre villes belges : Anvers, Bruxelles, Louvain et Namur. Chaque édition s’est déroulée en trois phases : une phase de recrutement des artistes et des médiateurs/trices, une phase de formation des binômes, animée par trois artistes ambassadeurs de la IYMF lors d’une semaine de résidence et enfin, un phase d’animations d’ateliers hebdomadaires de cocréation artistique avec des groupes de communautés locales (des seniors, des enfants, des habitants d’un quartier, des étudiants et étudiantes universitaires, des participants inscrits à un atelier théâtre, etc.). Ces ateliers se sont déroulés pendant six mois et ont donné lieu à des productions finales (concerts, expositions, pièces de théâtre en rue…) présentées à de larges publics lors de manifestations culturelles (plus de 1000 personnes pour les différentes éditions). Le fil conducteur artistique de toutes les activités s’est articulé autour de la notion de « homeland », qui signifie « se sentir chez soi », appartenir à un lieu, une ville, une communauté…

La pratique artistique pour renforcer la cohésion sociale et favoriser la rencontre

L’évaluation de ce projet a mis en évidence de très nombreux effets positifs tant pour les artistes nouvellement arrivés que pour les médiateurs culturels et les participants et participantes aux ateliers de cocréation. Pour les artistes, les impacts les plus souvent mentionnés sont sans conteste le renforcement de leurs capacités langagières (français, néerlandais, anglais) et de leur confiance en eux : « Avant le projet, j’étais timide, renfermée. Le projet m’a aidée à m’ouvrir et à mieux me faire comprendre. Grâce à ça, j’ai pu trouver un travail. »

S’exprimer devant un public, animer un groupe, exprimer ses idées clairement…, ces compétences sont fondamentales pour l’intégration dans une société d’accueil. Viennent ensuite les apprentissages inhérents à la cocréation, qui pour la plupart des artistes n’était ni connue ni pratiquée avant le projet.

Enfin, le projet a également permis aux artistes de sortir de leur isolement et de les aider à traverser les difficultés en lien avec les procédures d’asile. Il leur a assuré aussi un revenu pour toutes leurs activités. Enfin, beaucoup mentionnent un élargissement important des contacts et donc de leur réseau culturel, institutionnel et artistique. Le projet a ouvert des portes et créé des opportunités pour d’autres collaborations professionnelles.

Tous les médiateurs culturels impliqués dans l’initiative ont été unanimes quant aux effets positifs du projet sur leur vie personnelle et professionnelle. Par exemple, dans son interview, Hans1qui a mené, avec l’artiste Ania, un atelier avec un groupe de seniors, précise qu’au début son rôle ne lui paraissait pas très clair, même après une formation de cinq jours. Et puis progressivement, il a fait confiance à Ania et a accepté de découvrir le processus en même temps que les autres. Cette participation et les échanges (très profonds) avec Ania lui ont permis un important développement personnel. Le processus de cocréation ainsi que les rencontres interculturelles et intergénérationnelles lui ont permis de réfléchir et de prendre conscience de l’impact des choix qu’il a fait tout au long de sa vie. Cela lui a également permis d’aller au-delà de ses blocages liés notamment à son propre handicap. Sa participation au projet a été pour lui très positive et lui a donné l’occasion de s’engager dans une mission qui a du sens pour la société.

Dans un autre binôme (l’artiste Hamed et la médiatrice Diane), les deux partenaires insistent fortement sur les aspects positifs de leur collaboration. Ils ont appris énormément l’un de l’autre tant sur le plan professionnel et artistique que personnel en termes de connaissances et d’échanges interculturels. Hamed précise qu’il se sent plus intégré dans Bruxelles grâce à Diane qui aime profondément sa ville. Leur collaboration a considéré l’intégration interculturelle comme un des aspects fondamentaux du projet tant pour eux-mêmes que pour le groupe. Ils ont par exemple multiplié les exercices d’écoute pour assurer une bonne compréhension entre tous les participants.

Une inclusion sociale réussie mais une insertion professionnelle à la traine 

Ce projet a rencontré ses objectifs d’inclusion sociale et de construction d’une société plus interculturelle. Par contre, les résultats en termes d’insertion professionnelle durable des artistes migrants sont restés mitigés. Elle a surtout été assurée par la Fondation elle-même qui continue aujourd’hui à travailler de manière régulière avec certains de ces artistes. Malheureusement les organisations partenaires ne se sont pas mobilisées sur cette question. Elles ont seulement « détaché » un membre du personnel pour créer les binômes sans intégrer le projet ainsi que l’insertion professionnelle des artistes migrants comme une action à part entière de leur propre développement. Le projet leur est resté totalement extérieur. Peut-être que cet objectif n’avait-il pas été suffisamment explicité par l’équipe du projet ?

Des actions sur le long terme pour la Fondation et des outils pour la diffusion de bonnes pratiques

Malgré les très beaux résultats, le projet s’est arrêté faute de subsides. Il était en effet uniquement soutenu par des fonds privés et ceux-ci se sont taris après le COVID.

La Fondation n’a toutefois pas voulu abandonner l’inclusion sociale comme champ d’actions, c’est pourquoi elle a cherché d’autres sources de subsides en déposant deux autres projets : le projet « U-Create », projet européen dans le cadre du programme Creative Europe et le projet INSIDE, soutenu par la Fédération Wallonie Bruxelles.

Le projet « U-Create » a reproduit les mêmes phases que Homelands, dans quatre pays différents : la Belgique, la Hongrie, l’Italie et le Portugal. Des artistes locaux d’origines diverses ont été formés pour animer des séries d’ateliers de cocréation mettant en contact des groupes défavorisés avec des communautés locales. Ces ateliers donnaient lieu à des évènements finaux permettant de montrer au grand public des œuvres liées à la construction d’une société interculturelle inclusive. En Belgique, les artistes d’origines diverses ont animé des ateliers regroupant des demandeurs d’asile de trois centres d’accueil de réfugiés, avec la participation de personnes extérieures à ces centres. Un guide de bonnes pratiquesest disponible sur le site du projet. Il a pour but d’inspirer les artistes qui souhaitent s’impliquer dans l’inclusion sociale avec un public en contexte migratoire.

Le projet INSIDE, toujours en cours, poursuit les mêmes objectifs que les deux précédents. Il est présenté comme une exploration artistique de ce que signifie appartenir à un lieu et se sentir chez soi : comment l’art peut-il être un élément de cohésion entre les citoyens locaux et de nouveaux arrivants réfugiés qui ont dû fuir leur pays d’origine ? Ce projet déploie des ateliers artistiques de cocréation dans des centres d’accueil, dans un IPPJ, au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, ainsi que dans des homes pour personnes âgées.

Par exemple, un des ateliers a permis la réalisation d’un podcast enregistré par un groupe de jeunes gens, dont le sujet était leur rapport et leur sentiment d’appartenance à leur quartier. Ces sessions d’enregistrement étaient accompagnées de moments d’expression corporelle, animés par un chorégraphe artiste brésilien, ambassadeur de la Fondation. Le produit fini a été complété par des interviews d’habitants du quartier, réalisées par les jeunes. Le résultat final a été montré sur scène à l’occasion du festival du Théâtre National Wallonie-Bruxelles « À la scène comme à la ville », le 19 avril 2024, devant un public de 200 personnes.

Lors des évaluations de ces projets, les participants et les participantes se montrent toujours extrêmement intéressés par cette démarche artistique particulière. L’une des participantes s’est exprimée comme suit : « Au départ, étant de formation plutôt scientifique, j’étais sceptique, car je ne connaissais pas cette démarche artistique, et j’ai pu constater que c’est redoutablement efficace. Ça marche ! » D’autres acteurs soulignent l’importance de l’expression et de l’écoute des idées de chacun dans la cocréation. Les décisions se prennent de manière démocratique. Les personnes présentes prennent conscience que l’œuvre est collective, donc riche de la diversité de l’assemblée. Le dialogue est nécessaire et constant, tout particulièrement le dialogue interculturel. Il a aussi été souvent mentionné que ces ateliers sont l’occasion de mieux comprendre les vécus des personnes migrantes, ainsi que leurs apports à notre société.

Conclusion

Au centre de tous ces projets, on trouve un concept fondamental pour la IYMF : la cocréation artistique. Ce concept est tellement important que la IYMF a organisé en 2023 une résidence de plusieurs jours avec des artistes de divers pays et différents experts pour élaborer un guide intitulé : Toolkit for artistic co-creation. Nous y avons participé en tant que spécialiste de l’inclusion sociale. Ce guide présente les principes, les valeurs et une méthodologie pour permettre à des artistes d’organiser un ensemble d’ateliers de cocréation. Il explique également en quoi la cocréation artistique constitue en soi une démarche d’inclusion sociale en ce sens qu’elle renforce les facilitateurs et combat les obstacles à l’inclusion. En effet, elle permet à des personnes qui ne se connaissent pas, voire qui se méfient les unes des autres de se sentir rapidement liées. La démarche crée rapidement le sentiment d’appartenance à un groupe qui a un objectif commun : créer une œuvre d’art porteuse de sens pour une société plus juste.

Nous conclurons cette analyse en paraphrasant le titre d’un des livres de Yehudi Menuhin : tous ces projets inspirants de la IYMF ne montrent-ils pas que l’Art et les artistes portent en eux l’espoir qu’il faut rendre à notre humanité ?

Bibliographie

IYMF (2022), Co-creating Europe through the arts: guidelines and tools for social inclusion, Bruxelles,

IYMF (2023), Toolkit for artistic cocreation, Bruxelles

Menuhin Y. (1999), l’Art, espoir pour l’humanité, Paris : Buchet-Chastel,Menuhin Y. (2001), L’âme et l’archet, Bruxelles : Alice Éditions, Liège : RTBF.


©Photo: Costa Lefkochir

Notes

  1. Pour respecter l’anonymat des interlocuteurs, tous les prénoms sont d’emprunt

dina sensi