Occuper l’espace public : un enjeu d’égalité des genres et des chances
Charlotte Poisson
© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2024.
Pour citer cette analyse
Charlotte Poisson, « Occuper l’espace public : un enjeu d’égalité des genres et des chances », Analyses de l’IRFAM, n°5, 2024.
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En travaillant sur l’exercice de la citoyenneté auprès des femmes migrantes, l’IRFAM a mené en 2023-2024 une recherche participative interrogeant les aspirations personnelles et professionnelles d’une trentaine de migrantes, mères de jeunes enfants, habitant depuis quelques mois ou plusieurs années à Liège. Les différents ateliers menés pendant l’année, les visites et sorties de groupe, les stages effectués en milieu professionnel ont fait émerger une série de constats et recommandations portées par les participantes. Elles soulignent leur désir de mieux connaître la ville de Liège, les lieux, espaces et initiatives susceptibles de les intéresser, de répondre à leurs besoins ou simplement de combler leur curiosité du territoire où elles habitent. Le corollaire de ce constat est le souhait d’avoir davantage d’opportunités de découvrir et sortir en ville, partir à la rencontre de lieux et de gens ; ce qui participerait à augmenter leurs connaissances et pourrait se révéler pertinent dans le développement de leur émancipation citoyenne. Les participantes rencontrées sont minoritaires à entreprendre cette démarche seule. Cette observation est centrale et constitue la base de la réflexion de cette analyse. Pourquoi n’explorent-elles pas la ville seule, si elles en ont les moyens et la possibilité ? Quels freins éprouvent-elles à investiguer un espace urbain qu’elles habitent ? De fil en aiguille, le questionnement nous a menés à interroger la place occupée par les femmes dans la ville et, en particulier la place de celles issues des migrations. Les espaces urbains sont-ils « pratiqués » de la même manière par les femmes et les hommes ? Quels enjeux d’égalité des genres et des chances se cachent derrière la visibilité des femmes dans les espaces publics ?
Quel accès à l’espace public pour les femmes ?
Les participantes qui ne trouvent pas le contexte propice à une exploration de la ville se voient freinées dans l’exercice de leurs droits de citoyennes, leur accès aux services, aux loisirs et au marché du travail. En effet, l’espace public est censé permettre à l’individu de réaliser seul ou en collectivité différentes activités, bénéficier de ressources en termes de loisirs, d’offres culturelles et sportives, festives ou de consommation. Ce sont autant d’opportunités de se connecter entre citoyens, de se relier aux initiatives et d’élargir ainsi son réseau relationnel dont on connaît l’importance en termes de solidarité, de réseautage, de diffusion d’informations, d’inspiration. Pour Cardelli, (2021), « c’est par et dans l’espace public que les individus participent à la vie politique, culturelle, sociale et économique de la cité, et sa fonction d’espace de transit pour la mobilité de chacun et chacune assure l’accès aux services publics et collectifs ». Ainsi, « l’accès à l’espace public est un enjeu central pour l’égalité et la citoyenneté, car il conditionne l’accès aux droits. En cela, il est essentiel dans le fonctionnement de nos démocraties dans la mesure où il permet les interactions sociales et encourage la diversité des relations entre individus ». Alors que l’espace public est supposé être neutre, ouvert et accessible à toutes et tous, force est de constater que des dynamiques de pouvoirs s’y déroulent qui ne sont que le reflet des inégalités et des rapports de domination présents dans la société. Car l’espace public est un espace commun où se jouent des arrangements et aménagements entre usagers et usagères qui sont autant de négociations qui révèlent des rapports sociaux asymétriques (genre, classe, origine).
L’espace public : « les hommes l’occupent, les femmes s’y occupent »1
Les femmes expriment davantage se sentir en insécurité2dans les transports en commun et l’espace public que les hommes, elles n’y sont pourtant pas absentes, mais l’occupent différemment et adoptent des stratégies d’évitement qui compliquent leurs déplacements. Leur trajectoire et le motif de leur déplacement dans la ville sont empreints d’injonctions (parfois intériorisées) prenant leurs sources dans les rôles genrés historiques où les femmes étaient cantonnées à l’espace domestique, privé et aux hommes revenaient le travail et l’espace public. « Les contraintes plus ou moins nombreuses exercées dans l’espace public sur la mobilité de certaines personnes, leur assignation à certains lieux, leur légitimité (ou non) à y prendre place (…) sont accompagnées de rappels à l’ordre fréquent qui renvoient aux phénomènes de violence et de rejet comme le racisme, le classisme, le sexisme ou encore la violence hétéronormative » (Hancock, 2014). Les sociologues parlent du mécanisme d’altérisation qui laisse entendre à un individu qu’il/elle n’est pas légitime.
Si les femmes sont aujourd’hui bien présentes dans la majorité des lieux urbains, il faut souligner qu’on les retrouve surtout là où les tâches domestiques ou relevant de la sphère familiale qui leur incombent les conduisent. Elles sont également davantage utilisatrices des transports en commun, mais cette proportion s’inverse aux heures les plus matinales et tardives.
« Quand je sors en ville, c’est le matin pour conduire mon fils à l’école, puis je fais des courses et je vais chercher mon enfant le soir. S’il fait beau, on va au parc pour jouer un peu dehors, puis on rentre ». Témoignage d’une maman monoparentale d’un enfant de cinq ans.
L’agence d’urbanisme Agam a mené en 2020 une enquête sur l’aménagement du territoire comme accélérateur d’égalité. L’étude a révélé qu’à nombre de trajets urbains égal entre hommes et femmes, les motifs diffèrent : les femmes se déplacent pour des motifs fonctionnels, effectuent des tâches ménagères et d’accompagnement et les hommes pour le travail. Quand elles se déplacent, les femmes sont davantage accompagnées par des enfants, des personnes âgées, des poussettes que les hommes. Elles portent notamment des achats : cela rend leurs déplacements plus complexes. « Cette mobilité zigzagante fait de l’espace public proche du logement et des commerces de proximité les lieux privilégiés », souligne le rapport. Ces observations se retrouvent dans les recommandations émises par les femmes rencontrées pour cette analyse.
« Dans la ville idéale, j’aimerais un parc à côté de chez moi avec des jeux pour les enfants. Il faudrait aussi que l’école soit dans le quartier, comme ça on peut y aller à pied, car je n’ai pas de voiture ». Une maman de deux enfants habitant le quartier de coronmeuse à Liège.
Par ailleurs, l’espace urbain est privilégié par les personnes migrantes à leur arrivée dans le pays d’accueil. La ville comporte plus d’offres de services et diverses opportunités, ainsi que la rencontre avec d’autres personnes y sont facilitée, comme l’accès à l’information (juridique, sociale, économique, institutionnelle), aux formations, à l’emploi, etc.. Pour toutes ces raisons, les demandeurs et demandeuses d’asile hébergées dans des centres d’accueil en milieu rural, loin des villes, doivent parfois quotidiennement faire la route vers des centres urbains pour y suivre par exemple des formations, afin de s’ouvrir à des opportunités futures.
« Je suis en demande d’asile. Je suis dans le centre d’accueil de Manderfeld. Tous les jours je me lève à 4 h 30 pour prendre le bus de 5 h pour aller à Liège. C’est là que j’ai trouvé une formation qui me permettra de trouver un travail. Il n’y a rien aux alentours du centre, des champs, des forêts, c’est très beau, mais ça ne nous aide pas. » Demandeuse d’asile, depuis six mois en Belgique.
Nous pouvons dès lors aisément comprendre tout l’enjeu pour les personnes issues des diversités et à plus forte raison les femmes, d’avoir la possibilité d’occuper les espaces urbains en toute sécurité, sans crainte d’agressions verbales ou physiques, racistes ou sexistes, de pouvoir s’y mouvoir selon sa volonté, de s’y sentir légitime, car il en va de leurs perspectives d’insertion dans le pays d’accueil.
Pour un aménagement du territoire inclusif
Pendant longtemps, les villes et les espaces publics ont été pensés par et pour les hommes. Les études traitant de l’aménagement du territoire au prisme du genre sont peu nombreuses. De plus, la faible proportion des femmes et des personnes issues des migrations dans les lieux de gouvernance et de décision perpétue un système de représentation défini par les hommes (pour la plupart blancs), bien que les lois sur la parité commencent à rattraper ces inégalités. Les espaces publics pensés comme « neutres » par les hommes qui les ont planifiés perpétuent la non-remise en question des rapports sociaux de sexe selon les intérêts des groupes dominants (Cardelli, 2021). Les violences envers les femmes dans l’espace public ont ainsi pendant longtemps été écartées des politiques locales de sécurité « parce que l’on n’y a pas pensé » et que leur pertinence n’apparaissait pas aux yeux des hommes politiques. Ces impensés ont des conséquences importantes dans les processus d’intégration et d’émancipation des femmes en particulier issues des migrations, car elles cumulent diverses formes de discriminations.
« On m’a proposé un emploi dans un hôpital comme agent d’entretien, je devais commencer à 6 h du matin. En hiver, cela veut dire que je dois sortir de chez moi en pleine nuit pour aller prendre mon bus. Il n’y a personne dans la rue, je suis seule à l’arrêt de bus, je n’aime pas ça. J’ai demandé pour commencer plus tard, mais je ne veux pas perdre mon travail… » Une chercheuse d’emploi, en formation dans le secteur du nettoyage.
Inclure le gender mainstreaming3 dans les politiques des villes permet de tenir compte de ces vécus qui ne sont pas qu’individuels : ils relèvent d’une problématique systémique. Une approche inclusive de la ville permettra d’y développer une lecture différente de ces enjeux et de mettre en œuvre des aménagements favorisant la participation des femmes. La Ville de Rennes a, par exemple, modifié l’horaire de son personnel d’entretien (exclusivement féminin) afin de permettre aux travailleuses d’arriver en transport en commun à une heure de plus grande fréquentation. La variable du genre ne se suffit cependant pas, il importe de la croiser avec d’autres variables comme l’origine, l’âge et le statut socioprofessionnel pour une meilleure appréhension des inégalités (Rapport Agam, 2021, 11).
L’ASBL Garance a mené de 2015 à 2017 des marches exploratoires à Namur avec des groupes de femmes de différents âges, origines et statuts socio-économiques afin d’analyser la ville et ses aménagements en y intégrant la dimension du genre et d’en tirer des recommandations pour les autorités publiques. Les groupes de marcheuses de Garance recommandent ainsi des espaces bien éclairés, dégagés où l’on peut voir, être vue et entendue, des espaces propres et accueillants, des toilettes publiques, des trottoirs larges où l’on peut passer avec des poussettes, des commerces de proximité et des espaces verts. Des témoignages similaires ont été récoltés par l’ASBL Voix de Femmes dans son projet « Être une femme à Droixhe » :
« Dans mon quartier rêvé, il y a des journées organisées où il n’y a que des femmes dans l’espace public, il n’y a pas de petites rues étroites toutes noires qui font peur, il y a de grands trottoirs où on peut se déplacer facilement avec une poussette, des espaces verts. »
« Ce dont j’ai besoin pour me sentir en sécurité dans mon quartier ? Plus d’éclairage, des formations à l’autodéfense, des caméras dans les rues, une police qui nous écoute, une alarme qui s’active quand on est en danger qui prévient les personnes proches et qui permet de nous enfuir, des témoins de violences ou de harcèlement qui réagissent ».
Conclusion et recommandations
La mise en lumière des constats d’inégalité d’accès et d’usage des espaces publics entre les femmes et les hommes et d’une prétendue neutralité de ces espaces ont permis d’aboutir à une prise en compte de plus en plus appuyée de la dimension du genre dans les politiques publiques. Cette dimension à elle seule ne peut suffire à la mise en place de dispositifs inclusifs et doit inclure d’autres variables telles que l’origine, l’âge, l’orientation sexuelle, etc. Ce serait également un leurre de penser qu’il suffirait d’agir sur l’aménagement du territoire pour que disparaissent les rapports de dominations et les inégalités de genre. Ceux-ci sont présents dans la société et doivent être combattus sur un ensemble de dimensions (emploi, enseignement, logement, santé…). Les femmes et les hommes ne partagent pas les mêmes pratiques de l’espace public, n’ont pas les mêmes cheminements, utilisation, sensations. Les autres minorités de genre doivent également être davantage incluses dans les processus de décision des politiques publiques. L’accès à l’espace public relève d’un enjeu d’exercice de la citoyenneté, de participation sociale et de jouissance de droit pour l’ensemble des citoyens et à plus forte raison pour les personnes subissant davantage d’oppressions que d’autres tel que les femmes et les personnes minorisées. Alors que la majorité des femmes consultées pour cette analyse ont la volonté de mieux connaitre la ville, plusieurs d’entre elles mettent en avant le fait de ne pas oser sortir seules de chez elles pour la découvrir. Les démarches participatives telles que les marches exploratoires permettent de tenir compte de ces ressentis et de pouvoir mettre en place des actions adéquates à l’échelle locale. Étant donné que l’espace public est un cadre politique, une production sociale marquée par les régimes de discrimination traversant la société, l’enjeu de l’occupation de l’espace par les femmes, les personnes issues des migrations et les minorités de genres qui vivent des situations d’exclusion, des stigmatisations et des relégations est d’autant plus important à prendre en compte, afin de construire une société inclusive.
Pour Hancock (2014), les femmes motivent davantage leurs trajectoires dans l’espace public par des objectifs précis. Peu d’entre elles vont simplement « flâner » seules, se reposent assises sur un banc, au contraire des hommes qui sont plus nombreux à « pratiquer » l’espace public, entre autres, pour des loisirs4. Si les aménagements des espaces publics peuvent encourager et renforcer la légitimité de la présence des femmes, le changement spatial, à lui seul, ne peut tenir lieu de changement social, comme le souligne l’autrice, il ne peut pas résoudre l’ensemble des problèmes que vivent les femmes et les minorités dans la société. Les actions menées pour accélérer l’égalité des genres et des chances doivent être intégrées et prendre en compte les différentes dimensions et caractéristiques des populations occupant un territoire.
Bibliographie
Agences Agam et Aupa (2021), La ville et le genre : l’aménagement comme accélérateur d’égalité.
Cardelli R. (2021), « Espace public et inégalités de genre », Dynamiques régionales, n° 12.
Hancock C. (2014), « L’espace ressource ou leurre : qu’est-ce que penser spatialement fait gagner et perdre à la réflexion sur le genre ?, Les cahiers du CEDREF n° 21.
©Photo Les femmes s’emparent de l’espace public par le Collectif Etc et Adrien Zammit de l‘Atelier Formes Vives
Notes
- Chris Blache, ethnosociologie, fondatrice de la plateforme Ville et genre.
- En France, selon une enquête menée par le Haut-Commissariat à l’Égalité, 100 % des femmes sondées ont déclaré avoir été victimes de harcèlement sexiste ou d’agressions sexuelles dans les transports en commun. Voir à ce sujet pour la Belgique l’analyse de J. Léonard (2023) « La sécurité des femmes en ville, oui, mais à quel prix social ? », CVFE.
- Le gender mainstreaming consiste à intégrer de manière systématique la dimension du genre et l’impact sur l’égalité entre les femmes et les hommes dans les politiques publiques depuis leur élaboration jusqu’à leur évaluation en passant par leur mise en œuvre. Cette approche structurelle et intégrée qui vise le cycle d’introduction des politiques publiques est devenue obligatoire en Belgique au niveau fédéral en 2007 et en Région wallonne en 2014.
- Selon une étude menée par Yves Raibaud en France, 75% des budgets de loisirs bénéficieraient aux hommes. Les femmes sont peu nombreuses à utiliser les équipements sportifs installés dans les centres urbains. Une autre étude menée à Genève relève que 70 % des subventions sportives allouées par la ville bénéficieraient uniquement aux hommes. L’essentiel des ressources publiques serait ainsi consacré au sport masculin (Rapport de l’Agence Agam, 2021, 7).