Parcours de formation des femmes portant le voile islamique à Bruxelles : entre quête de légitimité et ambition méritocratique
© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2022
Pour citer cette analyse
Abdelkrim Bouhout, « Parcours de formation des femmes portant le voile islamique à Bruxelles :
entre quête de légitimité et ambition méritocratique », Analyses de l’IRFAM, n° 4, 2022.
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Avec près de 70 % de la population ayant un ascendant étranger, l’immigration est un fait saillant à Bruxelles (IBSA, 2021 ; Réa, 2021). Ce melting-pot bruxellois s’est constitué à partir de vagues migratoires successives : des cohortes arrivées par le biais des conventions bilatérales au lendemain de l’armistice jusqu’au flux de réfugiés actuels en provenance des pays de l’Est, du Moyen-Orient, de l’Afrique subsaharienne fuyant des pays ravagés par la guerre (Panceira et Ducoli, 1976 ; Manço et Degée, 2021). Aussi, l’accueil des populations immigrées a modifié durablement la morphologie des quartiers bruxellois. Au folklore du grand « village global », à l’entre-soi communautaire dressé en paravent dans certains quartiers populaires, répliquent des conduites et croyances sécularisées telles que l’attestent le vote des migrants, le foisonnement d’associations communautaires bénéficiant, pour certaines du régime des libertés subsidiées (Torrekens, 2007 ; Teney et Jacobs, 2009 ; Labari, 2021). Tandis que la troisième génération de l’immigration remplit les écoles bruxelloises, la mobilité sociale des premières générations semble enrayée par un décalage entre le niveau d’instruction et la distribution sectorielle des « allochtones » sur le marché du travail. Dans la droite lignée de l’ethnostratification, cela n’est pas sans conséquence sur la dévalorisation des salaires et titres scolaires des enfants d’immigrés (Bourdieu, 1993 ; Gatugu et Manço, 2018 ; Unia, 2019 ; Manço et coll., 2021).
C’est dans ce contexte de discriminations systémiques qu’a émergé un secteur associatif communautaire renforçant les capacitations des publics relégués à l’aune de politiques d’intervention locale prenant en charge leurs difficultés et demandes de reconnaissance culturelle (Fraser, 2001 ; Hamzaoui, 2002 ; Honneth, 2007 ; Bouhout, 2015). Si à l’instar des Community Development Corporations nord-américaines, les habitants accueillis par ces associations se regroupent sur une base communautaire, parfois identitaire, il reste qu’à l’inverse des premières, le tissu associatif de Bruxelles est loin d’être une instance de régulation « entre l’individu et l’État » (Baqué, 2005). Au contraire, la forte concentration des populations de confession musulmane dans les communes de la première Couronne recoupant l’entassement des associations communautaires dans ces mêmes quartiers, il faut plutôt voir dans ce maillage associatif géolocalisé un service de proximité offrant des opportunités voire, une seconde chance à des minorités ethniques confrontées depuis trois décennies aux discriminations (Torrekens, 2007 ; Bathoum et coll., 2015). Ce cadre paradigmatique réinvite la typologie wébérienne de la fonction sociale des associations : d’une part, l’action « sociétaire », d’autre part, l’action « communaliste » (Weber, 1995). La première fondée sur « un compromis d’intérêts motivée rationnellement », la seconde sur le « sentiment subjectif (…) d’appartenir à une communauté » (Baillet, 2006). Par voie de conséquence, les premières ont contribué à l’insertion sociopolitique des enfants d’immigrés dans les appareils politiques, les postes à carrière. Les secondes sont devenues des réservoirs des doléances et demandes de reconnaissance de minorités ethniques ballottant entre une quête de légitimité et un entre-soi protecteur. Elle risquent de devoir survivre à la marge du paysage institutionnel reconnu et financé, disposant de ressources et opportunités. Qu’en est-il du rapport entre ce maillage associatif de proximité et les stratégies adoptées par des enfants d’immigrés en trajectoire de formation ? Qu’en est-il, plus particulièrement, de celles qui tentent de concilier formation qualifiante et affichage religieux, lors du stage de pratique professionnel ? Quelles stratégies adoptent-elles en face d’un service public garant de la neutralité ? En quoi l’association communautaire participe de leur trajectoire d’insertion ? Sur quelles ressources peuvent-elles s’appuyer dans ces associations ?
La présente analyse vise à montrer que les enfants d’immigrés évoluant dans les quartiers relégués bruxellois se rabattent vers des associations communautaires pour faire face à la difficulté de trouver un lieu de stage de pratique professionnelle dans les institutions publiques. La démarche empirique s’appuie sur des interviews semi-directives à partir d’un guide d’entretien. L’échantillon est constitué d’un groupe de cinq étudiantes d’origine maghrébine, portant le voile islamique, âgées de 21 à 52 ans, résidant à Bruxelles, toutes en fin de parcours de formation (bachelier assistant social ou aide-soignante).
Affichage religieux islamique : entre mépris social, normes incohérentes et assertivité
L’ensemble des enquêtées éprouvent des difficultés à décrocher un stage de pratique professionnelle dans une institution publique. Deux causes essentielles sont invoquées. D’abord, le refus catégorique des signes convictionnels dans les institutions publiques. Ensuite, la numérisation des services publics ayant fortement réduit les opportunités de stage en contexte de pandémie. Les refus successifs ne découragent pas pour autant les étudiantes. Loin de s’apitoyer sur leur sort, elles font preuve d’une ferme assertivité. Les candidatures se multiplient, jusqu’à cent tentatives pour certaines d’entre elles. Ces conduites tenaces à l’endroit de la recherche du lieu de stage couvent vraisemblablement un double implicite. D’une part, elles sont le résultat de normes institutionnelles incohérentes. En d’autres termes, la neutralité des services publics percute dans leur esprit la liberté de culte garantie par la Constitution, ce qui génère un sentiment d’injustice renforçant l’esprit de combativité. D’autre part, la persévérance devant une institution publique hermétique induit une forte adhésion de ces femmes aux valeurs méritocratiques, puisque de la ténacité de la prospection germera peut-être une opportunité. Le redoublement d’effort de ces étudiantes virevolte alors entre course au mérite et quête de légitimité.
Aux échecs répétés et endurés par ces femmes répondent des conduites et stratégies variées. Certaines refusent catégoriquement de retirer le voile au risque d’y voir une trahison de l’identité religieuse, d’autres dans un esprit de sacrifice, s’accommodent à la réalité, sont prêtes à le retirer sur le lieu de stage. Ces conduites alternant entre négociation de valeurs et identité religieuse non négociable bousculent les idées reçues sur le dogmatisme du voile islamique. Elles jettent plutôt une lumière sur « l’identité narrative » de chacune des enquêtées. Loin d’adhérer à une lecture univoque du rapport au religieux, il semble que le port du voile islamique varie au gré de la trajectoire de vie de celle « trop mature » aujourd’hui pour le retirer, celle qui « vient de le porter » ayant vécue une vie antérieure sans l’avoir porté, celle qui le porte depuis toujours, bref, selon l’expérience et la définition de la situation qu’en fait chaque protagoniste.
Globalement, les discriminations institutionnelles sont fortement attestées par les enquêtées. Ce sentiment d’injustice focalise plus l’appartenance culturelle, religieuse que l’identité de genre même si le mépris social peut être ressenti à l’intersection des trois. Le sentiment d’iniquité fluctue entre trois registres du mépris : un sentiment d’inéquité quant au discours institutionnel ferme à l’égard du signe convictionnel ; un sentiment d’inéqualité quant au traitement moins sévère réservé aux autres communautés confessionnelles ; un sentiment d’injustice à l’égard des compétences de l’étudiante, lié à la remise en cause de la neutralité du travail prodigué par la candidate voilée. Si les discriminations sont fortement ressenties par les enquêtées, le sentiment d’iniquité, quasi unanime lui aussi, s’appuie sur une expérience vécue et appelle une réponse adaptée. Attendu que la plupart des étudiantes éprouvent des difficultés à entrer en contact avec l’institution publique, qu’elles essuient des refus répétés, il n’est pas étonnant que beaucoup d’entre elles estiment que le recours au « piston », à un « intermédiaire direct » au sein de l’institution soit un facteur déterminant dans la recherche du lieu de stage. Ce recours obligatoire au « piston » laisse penser que les enquêtées perçoivent l’institution publique comme une entité bureaucratique opaque, fermée à la diversité où l’adhésion fonctionne par cooptation. Dans la durée, ce sentiment incarne une forme de méfiance générale à l’égard des institutions publiques. D’autant que quatre enquêtés sur cinq estiment que la supervision offerte dans les Hautes écoles est sans efficacité sur la recherche du lieu de stage. Si le superviseur peut être apprécié pour ses qualités relationnelles, s’il prodigue les bons conseils œuvrant à la rédaction d’une « bonne lettre de motivation », il abandonne les étudiantes aux lois générales de l’offre et la demande. L’affichage religieux participe alors d’une difficulté supplémentaire au regard de la pénurie générale de lieux de stage.
Si l’institution publique refuse l’affichage religieux, les acteurs qui la desservent emportent des opinions confortant la position institutionnelle ou en total décalage avec elle. Cette gamme d’attitudes (allant de l’empathie pour la candidate au refus catégorique du voile islamique sur le lieu de stage, des « non-dit » plus ou moins ressentis par la candidate à la démarcation du travailleur social par rapport à la position de l’institution…) révèle une certaine élasticité de l’opinion publique à l’endroit de l’affichage religieux. Ce décalage se ressent encore plus fortement dans des structures néerlandophones disposées, pour certaines d’entre elles, à tolérer le voile islamique pour peu que la candidate démontre sa maîtrise du néerlandais. Aussi, la rupture entre fermeté et accommodement raisonnable distinguant les institutions publiques francophones de leurs correspondants néerlandophones met en lumière une sorte de hiérarchie de valeurs conséquente du conflit linguistique en Belgique. Tout se passe comme si côté néerlandophone, la maîtrise du néerlandais était le critère sélectif premier lequel, prévaut sur tout le reste, y compris sur le principe de neutralité des services publics.
Une roue de secours : l’association communautaire
Le recours à l’association communautaire comme option de substitution est unanime. Ce type de structures accueille des étudiantes se rabattant vers elle faute de pouvoir intégrer librement les institutions publiques. Une seule étudiante a ciblé les lieux de stage en fonction de son champ d’intérêt, les autres admettent ouvertement que l’association communautaire est « une roue de secours », « un recours efficace » à leurs yeux, tout en reconnaissant que cette alternative contribue à une forme de repli sur soi endiguant un peu plus leur intégration dans la société globale. Le rabattement vers l’association communautaire est stratégique, les enquêtées y ont recours en vertu des liens bonding qu’elle élève, en vertu, surtout, d’une forte adéquation des missions et valeurs portées par l’association communautaire avec les aspirations des étudiantes : respect de l’affichage religieux, missions familières des candidates, valeurs communes partagées. Les liens communautaires sont également perçus comme une forme d’expertise mobilisable par des étudiantes partageant une religion, une langue et une appartenance communes avec les publics accueillis par l’association.
Pour autant que l’association communautaire incarne une forme de « justice réparatrice » pour des étudiantes difficilement insérables dans les institutions publiques, certains responsables associatifs accueillent délibérément ce type de stagiaires au regard des vécus qu’ils partagent avec elles, bien que passés sous silence dans une forme de neutralité affectée. Le cadre de l’association communautaire est moins contraignant : les procédures, les horaires et la hiérarchie y sont plus souples que dans les institutions publiques.
Sous l’angle psychologique, les enquêtées semblent écartelées entre l’illégitimité de leurs croyances religieuses dans l’espace public et la fonction légitime des liens communautaires : « il est plus simple d’aider ceux qui nous ressemblent », argue l’une d’entre elles. Cette ambivalence nourrit alors des positionnements diamétralement opposés à l’égard de l’atteinte à la liberté de culte. Les postures fluctuent entre l’affirmation d’une identité religieuse non négociable et la crainte d’afficher le voile islamique dans la rue. Le fait que certaines « associations catholiques » soient disposées à accueillir ces étudiantes en exprimant parfois ouvertement leur solidarité rappelle encore le décalage entre le discours ferme des institutions publiques à l’égard de l’affichage religieux et la diversité des opinions cohabitant dans la société globale.
La plupart des enquêtées appréhendent l’expérience de stage dans sa dimension normative, un passage obligatoire par lequel l’étudiante acquiert une expérience et des connaissances contribuant à sa trajectoire d’insertion. Cette vision bâtie sur l’expérience et le mérite abrite une vision méritocratique du travail social où les accommodements raisonnables, le recours à l’association communautaire semblent les seules alternatives offertes à des étudiantes qui ne demandent qu’à desservir le tout public, dans la diversité du paysage institutionnel bruxellois, sans pouvoir le faire. Cette notion de mérite recouvre même un caractère central dans les entretiens, puisque c’est elle qui délibère implicitement les postures identitaires à l’égard du maintien ou du retrait du voile islamique sur le lieu de stage. Les premières, refusant de le retirer, font alors le choix de poursuivre des études universitaires longues leur permettant d’éviter les stages de pratique professionnelle. En somme : « le gage du mérite, c’est le nombre d’années d’étude », et la multiplication des diplômes permet d’enfoncer les portes fermées. Les secondes acceptent de le tirer au risque « de faire du sur place, de ne pas avancer », bref, elles refusent la fatalité.
La dimension normative du travail social est également confortée par une vision partagée des zones « d’expertise » au sens que lui donne Crozier (1977) : constitution d’un carnet d’adresses, maîtrise de l’environnement local, du paysage institutionnel, bonne connaissance des législations. Pour autant que la constitution du carnet d’adresses soit primordiale, une partie des enquêtées estiment que celui constitué dans l’association communautaire est malheureusement à l’image de ses membres, l’autre partie, estiment que communautaire ou pas, toute association est obligée de tisser des liens avec des services publics eu égard à la prise en charge et à l’orientation de leurs usagers. Cette remarque de bon sens réinstalle l’association communautaire à sa place : une structure à l’interface de « l’individu particulier » et du « citoyen universel ». D’une part, l’individu héritier d’une histoire, d’une identité narrative et porteuse d’un socle de convictions, d’autre part, un citoyen redevable de droits et libertés individuelles garanties par la Constitution et desservi par des services publics. Ce qui revient à reconnaître que par-delà l’affichage religieux, ces étudiantes sont toutes redevables d’une expertise à leurs usagers, car, exception faite des sans-papiers, tous sont des citoyens belges et tous bénéficient des services publics.
Réinvestir les Assises de l’interculturalité
Ces interviews sont riches d’enseignements bien que l’enquête gagnerait à être élargie à des cohortes plus importantes d’étudiantes issues de l’immigration, en trajectoire de formation qualifiante. Les nuances et les positionnements que donnent à voir ces entretiens donnent bien du fil à retordre à la délicate question du port des signes convictionnels, à la neutralité des services publics et plus globalement encore, à l’hétérogénéité des trajectoires d’insertion dans leur rapport singulier à l’expérience démocratique. S’il n’est pas du tout aisé d’arbitrer des conduites équivoques livrant les principes constitutionnels à « un choc des sacrés » (neutralité des services publics vs liberté de culte), les propos révélant, dans les entretiens, l’écart entre la fin de non-recevoir des institutions publiques et une opinion plus tolérante sur la question de l’affichage religieux invitent à la nuance. Le réel anthropologique des quartiers bruxellois ne peut certainement faire l’impasse sur le débat public. À ce titre, et dans la lignée du rapport des « Assises de l’interculturalité » (2010), on ne peut que recommander la poursuite des initiatives visant à « renforcer la réussite d’une société basée sur la diversité, le respect des diversités culturelles, la non-discrimination » en invitant les premiers et premières concernés par ces questions, en contribuant à ce que la recherche en sciences sociales s’attèle d’urgence aux « bricolages identitaires » maintenus dans la clandestinité, en finançant des politiques publiques soucieuses de « justice réparatrice » (Dufourt, 2020). Quant au principe de neutralité des services publics, il gagnerait certainement à distinguer la société civile, creuset des convictions multiples à l’égard duquel l’État doit maintenir une distance garantie par la réserve des fonctionnaires publics et la formation qualifiante, dans laquelle s’engage, bon an mal an, la diversité bruxelloise eu égard à sa prise en charge ultérieure des missions relevant du bien commun.
Crédit photo: @Ouma_Oumema
Bibliographie
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