Prise en charge des migrants refoulés de l’Europe : expérience des associations africaines et européennes
Pour citer cette analyse
Brice Ghislain Djuemou Nantchouang, « Prise en charge des migrants refoulés de l’Europe : expérience des associations africaines et européennes », Analyses de l’IRFAM, n°14, 2023.
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Dès 2015, l’UE entrait dans sa plus grande crise de l’accueil de réfugiés et de personnes déplacées (Ancelin, 2019). La gestion individuelle, préférée à la gestion concertée et partagée de cette crise, a poussé les États membres de l’UE à violer la loi internationale de 1951 portant sur le non-refoulement des migrants et la directive 2013/32/UE sur les procédures d’asile et de non-refoulement. Les demandeurs d’asile et les sans-papiers des pays du Sud sont de plus en plus expulsés hors des frontières européennes. Cette politique de refoulement remet en cause le respect des Droits de l’Homme dans les centres fermés et celui du travail des sans-papiers en Europe. C’est dans ce contexte critique qui émerge tant en Belgique qu’au Mali que des mouvements associatifs sont créés par des (anciens) migrants, avec pour objectif la défense et la protection des personnes migrantes refoulées. Le présent papier analyse le fonctionnement des actions associatives maliennes et belges qui militent pour la dignité des refoulés.
La performance des actions associatives locales maliennes
Connu pour sa grande tradition migratoire, le Mali est considéré depuis les années 1990 comme un pays de départ, de transit et d’accueil des migrants internationaux. Entre 2002 et 2014, le nombre des migrants de retour, souvent contraints, était de 91 000 (soit une moyenne de 7600 personnes par an). Ce chiffre grimpe avec l’intensification des départs et des politiques restrictives et de refoulement qui multiplient les dispositifs de surveillance, tri et détention des migrants aux frontières extérieures de l’Europe, et externalise ainsi leur gestion aux pays du Maghreb. En 2021, on dénombrait 513 288 flux (293 000 entrées pour 220 000 sorties) sur le territoire, soit 59 % de plus qu’en 2020 (OIM, 2022, 24). Parmi ces retours se trouvent les migrants refoulés des pays européens et principalement de la France et de l’Espagne. Bien que les statistiques sur les expulsions ne soient pas actualisées par l’État malien, les chiffres que nous avons récoltés lors de nos échanges avec les responsables de deux associations sur le terrain montrent que plus de 15 000 migrants sont déportés annuellement d’Europe, de la Lybie et du Maroc et arrivent au Mali. Les associations sondées au cours de notre enquête accueillent en moyenne 50 migrants refoulés par mois, soit un chiffre annuel de 600 migrants depuis 2017. Résumons la situation en extrapolant les données disponibles : actuellement, pour environ 220 000 personnes qui quittent annuellement le Mali, approximativement 15 000 reviennent au pays frappées de retour forcé.
La précarité dans laquelle vivent ces refoulés a amené les associations locales à mettre sur pied, sur la base de leurs ressources limitées, des actions permettant à ces migrants de retrouver leur dignité et de prendre un nouveau départ. Les appuis financiers que les ONG locales maliennes reçoivent des ONG européennes participent au renforcement des programmes d’accueil, d’hébergement, de nutrition et de réinsertion des migrants qu’elles encadrent.
Aussi, l’assistance juridique fournie par les ONG locales en collaboration avec les ONG européennes, a permis aux refoulés d’entrer en possession de leurs biens scellés en Europe et de contester les décisions d’expulsion au point de permettre à plusieurs migrants initialement expulsés de retourner en Europe.
II faut noter que les migrants victimes de refoulement n’ont pas forcément immigré clandestinement en Europe. De plus en plus de personnes étrangères ayant accédé légalement au territoire européen tombent ensuite en situation d’irrégularité. En effet, chaque année, les États européens durcissent les conditions d’octroi et de renouvellement des titres de séjour. En Belgique, par exemple, beaucoup d’étudiants pris en charge par les collectifs solidaires n’ont pas pu renouveler leur titre de séjour, parce qu’ils n’ont pas pu trouver un garant éligible selon la loi1.
Les actions de ces ONG maliennes pour la réintégration socio-économique des refoulés dans leur société de départ sont également remarquables. Ces actions prennent en compte la formation professionnelle dans les domaines, notamment, de l’agriculture, l’esthétique, la coupe-couture, la production des semences et la mécanique. Aujourd’hui, c’est plus de 6000 migrants refoulés qui ont bénéficié de ces programmes et ont pu créer des activités génératrices de revenus (garages, fermes, boutiques…), leur permettant de commencer une nouvelle vie et de prendre soin de leur famille.
Les actions associatives en Belgique
Le tragique décès en 1998 de Samira Adamu, demandeuse d’asile nigériane, lors d’un retour forcé en avion, n’a pas rendu la politique d’asile et de migration belge moins dure et restrictive ; elle a continué à se durcir à l’instar des politiques migratoires européennes. Les logiques d’enfermement et d’éloignement des personnes en séjour irrégulier ne font que prendre de l’ampleur, de nouveaux centres fermés sont construits, des familles avec enfants sont sur le point d’être enfermées mettant à mal le respect des droits fondamentaux de ces personnes. Selon la coalition MOVE qui lutte contre la détention des migrants, entre 6000 et 8500 personnes sont détenues chaque année dans les six centres de détentions administratives belges en vue de leur expulsion vers leur pays d’origine ou de transit. « Les personnes sont détenues sans condamnation ni date de fin », souligne MOVE. En 2018, ce sont environ 26 000 migrants qui ont reçu l’obligation de quitter le territoire, dont près de 160 mineurs (Myria, 2021). Au premier trimestre de l’année 2023, 959 migrants ont été expulsés de la Belgique. Ce chiffre est supérieur à celui de l’année précédente (502) sur la même période (Euractiv, 2023).
Dans l’optique de défendre les droits de ces migrants, des mouvements associatifs ont vu le jour, entre autres, sous l’impulsion d’anciens migrants, tels que les Collectifs de sans-papiers, dont une étude de l’IRFAM éclaire les modes de fonctionnement. Bien que ces collectifs soient moins structurés que des ONG (car non dotés de personnalité juridique), ils parviennent tout de même à mettre sur pied des actions afin d’accompagner au mieux les migrants dans les centres fermés et de défendre les droits des personnes sans-papiers. Afin d’augmenter l’impact sur les personnes qu’elles défendent, ces actions sont le plus souvent conduites en réseau, avec d’autres collectifs et ONG belges. En octobre 2023, une forte mobilisation fut ainsi menée devant le centre fermé 127bis pour exiger la libération d’un migrant camerounais sur le point de se faire expulser. Cette mobilisation a abouti à sa libération et lui a permis d’avoir un titre de séjour, régularisant ainsi sa situation.
Par ailleurs, les actions des collectifs sont également perceptibles au quotidien auprès des migrants sans-papiers. Ils élaborent des plaidoyers destinés aux autorités politiques et parlementaires, afin de trouver des solutions durables à la situation des migrants sans-papiers. Ainsi, en 2021, des collectifs de citoyens se réunissent et lancent la campagne In my Name exigeant une politique migratoire plus juste. La pétition lancée dans le cadre de cette campagne a récolté près de 25 000 signataires permettant de déposer une proposition de loi sur la régularisation des personnes sans-papiers. De plus, ces collectifs organisent régulièrement avec les sans-papiers des séances d’informations juridiques sur les procédures d’asile, les titres de séjour, la constitution de dossiers, les recours possibles, etc. qui contribuent à renforcer les connaissances des personnes et ainsi leur pouvoir d’action. Concernant les dossiers de demande de régularisation qui ont été rejetés, les collectifs prennent en charge les personnes concernées, afin de faciliter les recours. Un collectif belge de soutien aux sans-papiers nous indique que sur 50 suivis de dossiers de régularisation de séjour, 20 d’entre eux aboutissent positivement, les autres étant en attente de décision.
Le fait d’agir de manière groupée et en réseau confère aux collectifs de soutien un poids politique et médiatique certain, ainsi qu’un renforcement des pratiques, bien que ces regroupements d’acteurs n’aient en général pas de statut juridique. La collaboration avec le réseau d’avocats spécialisés en droit constitutionnel et en droit des étrangers, les collectifs de soutien ont aussi aidé plusieurs migrants sans-papiers à obtenir un permis de travail qui protège leurs droits face aux abus de certains employeurs.
Au regard du nombre de personnes expulsées par an en Belgique et du chiffre des migrants accompagnés par ces collectifs, on se rend toutefois compte que les actions évoquées plus haut n’impactent pas véritablement les décisions administratives ni n’atteignent pas la totalité de la population ciblée. Cette fragilité dans l’action pourrait en partie être due à leur statut légal. Le fait de ne pas avoir de personnalité juridique et par conséquent ne pas pouvoir initier, par exemple, des actions en justice bloque sans doute la portée de leurs opérations.
Conclusion : forces et faiblesses de ces organisations belges et maliennes
Au regard de l’analyse proposée, la force des ONG maliennes provient de leur capacité à pouvoir financer les actions qu’elles entreprennent. En effet, ces associations sont appuyées par des ONG européennes présentes au Mali. Cette coordination permet de consolider les conditions d’accueil, de hébergement et de nutrition des migrants refoulés, ainsi que leur accompagnement social. Ces associations étendent actuellement leurs activités vers d’autres secteurs, tels que l’assistance juridique et le plaidoyer, ainsi que des projets de réinsertion socio-économique. La faiblesse de ces associations serait le fait de ne pas avoir d’autres alternatives de financement de leurs projets. Cette situation est notamment perceptible à travers la récente crise diplomatique que connaît le pays. La rupture de la coopération diplomatique du Mali avec la France a entaché les relations que ces associations locales ont avec leurs principaux bailleurs de fonds français.
Par contre, en Belgique, les regroupements de collectifs ont l’avantage d’être implantés dans un État de droit structuré. Ceci leur permet de pouvoir défendre leur point de vue par les outils du droit et la presse, par exemple. De plus, la nature des actions qu’ils défendent ne requiert pas de gros investissements financiers, puisqu’elle compte sur la mobilisation de citoyens bénévoles, en plus d’une aide possible de la part des pouvoirs locaux, selon l’IRFAM. La faiblesse que l’on reconnaît à ces collectifs est le fait qu’ils n’aient pas de personnalité juridique, ce qui peut constituer un frein au développement à leurs actions en faveur des migrants refoulés.
À partir d’échanges que nous avons eus avec plusieurs responsables de mouvements associatifs (surtout présents de Belgique), nous pensons qu’un de leurs points communs est le dynamise des citoyens solidaires qui les constituent. Ces personnes regorgent de générosité et ressources aussi leur potentiel de développement au bénéfice des personnes refoulées ou sans-papiers est réel. Nous appelons ainsi de nos vœux un plus grand nombre d’associations d’anciens migrants pour aider la Belgique à répondre à son obligation d’accueil. Notre recommandation serait de renforcer les liens entre la mobilisation solidaire envers les personnes sans-papiers en Belgique ou en Europe, d’une part, et les ONG créées par d’anciens immigrés réinstallés en terre africaine, d’autre part. Cela pourrait certainement renforcer et visibiliser leur travail de plaidoyer en faveur des personnes sans-papiers, sur l’échiquier tant national qu’international.
Notes
- Selon la loi, un garant éligible doit disposer de moyens de subsistance réguliers et suffisants au moins égaux à 120% du montant du revenu d’intégration sociale accordé à une personne vivant avec une famille à sa charge, c’est-à-dire, 2048,53 euros net par mois. À ce montant s’ajoute une somme minimale dont chaque ressortissant d’un pays tiers pris en charge doit disposer, c’est-à-dire, 789 euros net par mois. Un garant qui prend en charge un étudiant devra donc établir qu’il dispose d’au moins 2837,53 euros net par mois. (Office des étrangers, Belgique).